Visite de la verrerie du Courval par J. A. De Lérue Le 20 septembre

INDUSTRIE DE LA VERRERIE DANS LE DÉPARTEMENT DE LA SEINE-INFÉRIEURE.

Quelques mots ont été dits par nous, dans l’Histoire de Blangy (1) sur les industries principales de la vallée de la Bresle et de cette portion du pays de Bray à laquelle nous avons, depuis un certain temps, consacré nos recherches. Nous n’avons eu garde, à cette occasion, d’oublier de mentionner la fabrication du verre, industrie dont l’origine italienne est généralement connue, et qui, depuis le XVI siècle, a constitué dans ce pays une profession privilégiée, longtemps circonscrite dans les familles nobles de Brossard, de Vaillant ou Le Vaillant, de Caqueray et de Bongard.
Une excursion, récemment faite dans la contrée, nous a permis de recueillir des notions précises sur l’une des six usines à verre qui y fonctionnent.

(I) 1 vol. in-12, 1860. Rouen, chez Cagniard

Encore : nous croyons être agréables aux lecteurs de la Revue en les leur communicant.
Les six usines existantes sont celles de Romesnil, commune de Nesle-Normandeuse (M. d’Imbleval); de la Grande-Vallée, commune de Guenille (M. Hémery); de Val-d’Aulnoy, commune de Fallencourt (M. Vimont fils); de Varimpré, commune des Essarts (M. de Girancourt); de Rétonval , commune du même nom (M. Vimont fils) , et du Courval, commune de Hodeng-au-Bosc (M. Bénin).

C’est de cette dernière qu’il s’agit ici.
La voie qui, de Blangy, y accède, est l’ancien chemin d’Eu à Aumale, qui s’étend en sinuosités irrégulières et par des pentes fréquemment rapides, à travers les territoires de Fontaine, Grémont-Mesnil, Nesle, Bourbel, Guimerville, et qui va prochainement, on l’espère, faire place à une route meilleure, le chemin d’intérêt commun de la rive gauche de la Bresle.

Sur son parcours, où les travaux de déblai ont mis à jour des sépultures antiques, des armes, des poteries, des tuiles romaines ou franques, l’archéologue peut relever en passant la situation d’anciens postes militaires, les Statera de la Motte à Grémont-Mesnil, du Montfaucon à Nesle , et à Bourbel le mont de la Clique en face duquel de l’autre côté de la Bresle, se dressent le château de Senarpont et la haute église du même village.

On arrive bientôt ; à travers des champs ondulés dont l’aridité naturelle est, depuis des siècles, combattue par une culture pénible, à un entonnoir de collines que ferme brusquement la forêt et au fond duquel nous dirions que dort le Courval sans le filet de fumée blanche qui s’élève perpendiculairement de cette espèce de Ténare, et qui annonce la vie industrielle.
La route, ici élargie et bien entretenue entre deux lignes verdoyantes d’herbages, décrit une courbe gracieuse qui amène la voiture au pied même de l’usine.

Qu’en se figure, quoiqu’en petit, les pentes abruptes du Pausilippe et les terrains incendiés de Torre del greco, le lendemain d’une éruption volcanique. Dans la cour, au pied des bâtiments qui semblent, confondus en un pêle-mêle plus que pittoresque, s’amoncèlent des masses des scories provenant de la fabrication, résidus tantôt assimilés ; tantôt émiettés, du feu perpétuel qui brûle sous la grande Halle, amas hétérogène de matières brillantes dont l’œil est ébloui. Ce sont les laves de ce volcan qu’allume la main de l’homme et au sein duquel l’art du verrier va cueillir la matière de ces délicates verroteries qui ornent nos tables et nos dressoirs.

Deux heures passées aux environs de cette fournaise, au milieu de ces ouvriers demi-nus, à suivre les différentes opérations de la fabrication, sont bien rapidement écoulées. Il y a là cent ouvriers, dont quarante enfants ; les premiers, sont pour la plupart armés d’une longue tige de fer creuse, une espèce de sarbacane à travers laquelle ils soufflent, après l’avoir recueilli au fourneau incandescent, une boule liquide de matière vitrifiable, que presse, coupe et façonne une tenaille de forme particulière et qui s’arrondit par la pression sur une plaque de métal posée par terre, près de la forme où enclume de chaque atelier. En quelques minutes, la boule de verre liquide devient ainsi bouteille, gobelet, verre ou carafon. À mesure que le refroidissement s’opère, l’œuvre passe par toute sorte de teintes, depuis celle de la plaque de fer chauffée à blanc.

La Nécessité de se tenir à porter du fourneau où, par d’étroites ouvertures, le verrier recueille l’aliment de son travail, fait que chaque ouvrier est obligé de n’occuper qu’un espace fort restreint. Ils sont tellement pressés les uns. Contre les autres qu’on s’étonne de la facilité avec laquelle ils, se meuvent et font manœuvrer leur longue sarbacane sans s’éborgner mutuellement. Cela arrive du reste quelquefois, et ce n’est pas le moindre des périls inhérents à cette profession. — À la suite des souffleurs ou des verriers proprement dits, viennent les enfants qui classent et transportent les objets confectionnés, débarrassent l’atelier des rognures (on coupe parfois le verre avec des ciseaux.), et des scories ; puis ce sont les employés, non-verriers, qui font la répartition et l’emballage, et qui sont au nombre d’une douzaine, sous la direction d’un contre-maître homme spécial, M. Sellier, principal régisseur de l’usine.

On calcule qu’il faut en moyenne deux enfants pour le service de cinq ouvriers, qui les prennent à leur compte et les rétribuent selon l’aide qu’ils en reçoivent.
Les ouvriers gagnent ordinairement de 25 à 30 Fr. La semaine. Sur ce salaire, ils paient leurs jeunes auxiliaires, qui reçoivent en moyenne de 3 à 6 Fr.

Le travail de l’atelier s’étend régulièrement et sans interruption de six heures du matin à quatre heures et demie du soir, même les dimanches et les fêtes.

Si l’on songe à cette condition d’assiduité dans un milieu aussi peu favorable au jeu des poumons que l’est le voisinage immédiat des fourneaux d’une verrerie, et au rayonnement constant de calorique qui s’échappe du verre en fusion ou en travail, on comprendra les rigueurs exceptionnelles de cette profession, d’autant plus pénible à exercer qu’elle fonctionne à deux pas d’un air libre et pur, et presque sous l’ombrage des grands bois.

Aussi est-il généralement reconnu que les artistes verriers ne peuvent sans danger exercer leur industrie après l’âge où la maturité arrive dans d’autres professions. Un grand nombre d’entre eux, entrés jeunes et forts dans la verrerie, en sortant atteints d’une maladie des bronches ou même de phthysie et ne peuvent revenir à la santé qu’à la condition de changer d’état dans un milieu salubre.

Ceux que nous avons vus sont loin d’offrir une apparence robuste, mais ce sont surtout les enfants que nous jugeons les plus exposés dans une atmosphère aussi peu respirable. Ces pauvres petits êtres font peine à voir, et l’on s’étonne de l’indifférence avec laquelle leurs parents consentent à les livrer ainsi à un étiolement anticipé, alors que la contrée agricole environnante offre, même à l’avidité paternelle, des travaux aussi lucratifs et plus sains. C’est là toujours, du reste, la vieille histoire de l’industrie manufacturière en général, qui, on ne saurait le nier, ne compte pas assez avec la santé des hommes.

Nous ne voulons pas dire que ce soit sa faute c’est son essence même Il faut aux usines des ouvriers jeunes, agiles, dont, l’âge et le tempérament soient à l’unisson du mouvement précipité de la vapeur, des ardeurs de la flamme.

Ces réflexions pénibles nous sont venues à un spectacle navrant qui nous a frappé dans une circonstance analogue, lors de la visite d’une autre verrerie.

Nous sortions de l’usine, émerveillée de cette bouillante activité d’une industrie productive, brillante, distinguée entre toutes :
Un jeune homme, un ouvrier descendait près de nous l’escalier, de quelques marches qui donne accès à la Halle, il venait de quitter l’atelier pour respirer un instant l’air du dehors. C’était un homme de trente ans à peu près, dont la maigreur extrême se remarquait à travers sa chemise aux plis collée à ses épaules par une abondante transpiration. Sa pauvre figure, maigre et pâle, aux yeux creux, aux pommettes saillantes, souriait de bien-être aux premières atteintes de l’air extérieur. Il pressait d’une main sa poitrine, où l’on devinait le siège d’une oppression chronique, et ses jambes semblaient avoir peine à le soutenir.
Nous fûmes sur le point de nous approcher de cet ouvrier par un sentiment de commisération naturelle, mais à quoi bon ? Peut-être ne connaissait-il pas la gravité de son état et une marque de sympathie inopportune pouvait malheureusement le lui révéler…

Au Courval, la fabrication du verre, qui consiste, ainsi que nous l’avons dit, dans la gobeleterie, emploie pour matières premières : un sable particulier tiré de Rheims et des environs, une pierre à chaux que l’on trouve à Boulogne et que l’on cuit et éteint dans des bâtiments annexés a l’usine
Enfin, des quantités proportionnelles de ce verre de rebut (grésil) de ces bouteilles et verres cassés que les chiffonniers des villes recueillent à un prix presque insignifiant, ainsi que les rognures de la façon et les débris qui sont rassemblés dans l’usine même.

Une potée de verre, c’est-à-dire ce qui constitue la matière liquide contenue dans le fourneau, comporte un poids de 150 kilos. On calcule qu’il y a dans la fabrication un vingt cinquième de déchet.
Nous avons assisté à l’opération du refroidissement successif des pièces fabriquées, et à celle de l’emballage au magasin. Là, sont les carafes ; ici, toutes les espèces de verre à boire ; dans un autre compartiment, les bouteilles ou demi-bouteilles ; plus loin les flacons à parfumerie ; les services de table, etc. Toutes ces pièces sont en verre blanc, quelquefois elles. Sont revêtues de moulures qu’une forme spéciale en fonte leur imprime, ou des lettres indiquant le nom du marchand qui les a commandées. La gravure y est exceptionnelle.

Ce qui frappe le plus, lorsqu’au détour de la route, on aperçoit les dépendances de la verrerie, c’est une vaste et haute tour qui dépasse de beaucoup les bâtiments les plus élevés, tour cylindrique, immense, aux parois qui à distance paraissent unis, et dont le sommet coupé horizontalement semble avoir perdu son toit et ses créneaux. En approchant, on se rend compte de la nature de cette construction : elle est formée simplement d’un amas. Symétrique de billettes ou petites bûches de bois de hêtre, qui sont l’aliment quotidien, indispensable, du grand foyer industriel. Cette tour de billettes avait, le jour où nous l’avons vue, une capacité de 6,000 mètres cube !

Les produits de l’importante fabrication du Courval trouvent communément un débouché sur tous les points de la France. Ils s’exportent même pour une notable partie à l’étranger, mais en ce moment la guerre Américaine n’est pas sans occasionner un certain ralentissement à son activité.
M. Dénin, le maître de cette verrerie, a eu, il y a quelques années, l’excellente pensée de faire élever, à ses frais, auprès de l’usine, une petite maison d’école pour les jeunes ouvriers de l’établissement. Cette école, malheureusement, n’a pas encore d’instituteur. Espérons qu’un projet aussi généreux recevra bientôt une réalisation complète.

Peut-être aussi, une association de secours mutuels entre la population ouvrière du Courval aurait-elle de bonnes chances de formation, si quelque impulsion municipale lui était donnée. Nous pouvons, du moins, dire que nous avons communiqué cette idée au régisseur et aux principaux ouvriers, et qu’ils y ont donné un assentiment empressé.

J. A. DE LÉRUE.
Le 20 septembre 1862.

Source : Revue de la Normandie 1862

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