Une facile excursion : Au Mont d’Arguel

Le soleil nous est rendu et il s’est modéré ; le baromètre ne veut pas s’abaisser au dessous des 770, repère du « beau fixe » : Il n’est plus Imprudent de parler d’excursions pour les derniers dimanches d’une « belle saison » qui fut si longtemps vilaine.
Mais de buts d’excursions attrayantes. pratiques, rapides, il n’y en » pas à notre portée ! Nous sommes les pauvres habitants d’une région sans pittoresque, aussi banale et monotone qu’elle est fertile. Nos bois ne sont que des taillis plats, secs, exigus… » Ces doléances, souvent exprimées, sont justes. mais elles oublient les vallées.
Longues ou courtes, les vallées picardes sont plaisantes, parfois majestueuses par leur ampleur même, hors de toute proportion avec la largeur actuelle du ruban d’eau, fleuve, rivière ou ruisseau. toujours sinueux et lent. Si peu accentué que soit le relief des plateaux qui les bordent, on fait cependant la rencontre, en certains points des crêtes, de beaux panoramas : comme exemples de tels emplacements, on peut signaler, dans la haute vallée de la Somme, la falaise entre Vaux et Curlu, la cote de Sainte-Colette,en amont de Corbie : dans la basse vallée du fleuve, le débouché de la route d’Hallencourt dans Fontaine-Sur-Somme : le pied du moulin d’Eaucourt. Ici, une longue section de la vallée, parsemée d’étangs, tout Abbeville dominé par les belles tours de Saint-Vulfran, dans le lointain l’échancrure profonde de la Baie, miroitante à marée haute, composent la plus belle vue de Picardie et la plus caractéristique.
Mais ces sites ont le défaut d’être de notre voisinage. On ne reconnaît d’agrément, d’intérêt qu’aux endroits et monuments atteints après un vrai voyage, après une dépense de temps et d’argent, qu’à ceux consacrés par la tradition et prônés dans les « guides »
Les panoramas de la vallée de la Somme sont comparables à de grandes fresques : de moindres vallées procurent des tableautins, des miniatures très plaisants : aucune n’offre plus généreusement d’aimables paysages que celle du tout petit Liger.
Les élèves de nos écoles primaires savent, ou du moins ont pu apprendre, que le Liger est un affluent de la Bresle, un affluent de rive droite, ce qui lui vaut d’être tout entier picard. II n’a pas trois lieues de long, du fossé de la ferme Saint-Jean, entre Cuibermesnil et Liomer où sourd un premier filet d’eau, au pré, en aval de Sénarpont, où le ruisseau, large de quatre mètres, vient su confondre à la Bresle.
Il porte un nom de la plus haute ancienneté. Eu tous pays, les noms des rivières et des montagnes sont les plus vieux. D’une racine celtique, gauloise, Lig, qui signifiait sans doute eau courance, les Romains forgèrent Ligeris pour baptiser à la fois la grande Loire,le Loir, le Loiret, d’autres rivières encore et notre minuscule Liger.
Le voyageur qui va de Saint-Roch à Aumale peut remarquer le charme de cette vallée — l’allure ordinaire du train lui en laisse le loisir — quand il quitte la gare de Liomer : il voit fuir à droite un long coteau assez abrupt: le faite est couronné de bois , la base est cachée par de hautes lignes d’arbres, par des quinconces de pommiers. C’est un couloir de verdure pareil à ceux arrosés par la Bresle toute proche, par l’Yères ou la Scie : c’est un vrai « val » de Haute Normandie, égaré entra deux plateaux très picards.
Pour achever de ressembler à une rivière normande, le Liger passe sous les roues de tout un chapelet de petits moulins : sur treize, plusieurs sont aujourd’hui silencieux ou même ruinés, victimes du progrès, des grandes minoteries.
Le long coteau. déjà aperçu, qui forme toute la Berge droite «le la vallée est une friche, un « larri » : sur sa pente rude les pluies enlèvent tout ou presque tout l’humus : la craie fendillée par la gelée est apparente. Dans un tel sol ne croissent qu’une herbe grise, sèche et des buissons de genévrier, le moins exigeant des arbustes. « Larri » est un mot très âgé. roman, de la « langue d’oïl » que seul le dialecte picard a conservé.
Il y a des larris dans d’autres vallées : la ligne d’Amiens à Abbeville en suit plusieurs après Hangest. après Longpré-les-Corps-Saints. Celui du Ligcr est très long, du Liomer jusque sous Bernapré, et très typique.
De petits bois étendent jusqu’au bord du larri leur plus agréable verdure : Bois du Forestel. Bois des Haies sont bien connus des derniers amateurs «le botanique, science charmante et délaissée. Ils vont cueillir en Juin, à leur lisière ou entre les genévriers du barri, plus de dix espèces d’orchidées ; parmi toutes nos plantes sauvages, les orchidées ont les fleurs les plus singulières et les plus suaves coloris : les fleurs de lOphrys-abeille et de l’Ophrys-mouche justifient bien ces noms en ressemblant à des insectes au corselet de velours brun.
Ce coteau domine la vallée d’une soixantaine de mètres : il forme une avancée au dessus de l’église du Quesne et cette avancée, porte une. bulle d’une vingtaine de mètres : c’est le « Mont d’Arguel ». On parvint facilement au sommet, soit par un raidillon qui s’ouvre à quelques pas du portail de l’église, soit par une pente plus douce qui coupe obliquement le larri depuis les dernières maisons de Liomer.
Arguel, jadis bourg et surtout château, tient la plus grande place dans le passé de tout ce coin de Picardie : dans de vieux actes, des chartes, le Ligcr est souvent appelé la rivière d’Arguel. La forêt qui revêtait jadis la région était la forêt d’Arguel : le nom est resté à un simple bois qui s’étale entre Sénarpont et Neuville-Coppegeule. dans la fourche formée par les vallées du Liger et de la Bresle.
« Coppeguele » : la Municipalité jugeant le nom ridicule le voulait changer ; le Conseil général refusa de l’y aider car ce nom n’a rien de désobligeant. Le vent coupait le souffle du voyageur quand, au débouché des bois, il atteignait ce village qui est le plus élevé du Département. Les gens du Moyen-Age ont seulement employé, suivant leur usage, un mot simple et franc.
C’est du Mont d’Arguel, du pied d’un Calvaire érigé en 1861, que l’on voit toute la jolie vallée jusqu’à Senarpont : ce paysage a pour fond les « larris » qui forment la rive gauche de la Bresle. Des ravins depuis bien longtemps assèches ont modelé, échancré ces collines ; les futaies de la Haute Forêt d’Eu les couvrent en partie de larges festons de verdure sombre.
Le site qu’est le Mont d’Arguel est remarquable et vaudrait d’être « aménagé », comme le souhaite l’excellent maire du Quesne, M. Ernest Bourgois. Le Touring-Club ne refuserait pas d’aider les deux communes intéressées, Arguel et Le Quesne, à adoucir, élargir le raidillon, y ménager des paliers avec des bancs. Mais il faudrait surtout pratiquer — ce serait une recette et non pas une dépense — de larges percées dans le bosquet de sapins qui ont été plantés trop serrés sur les pentes du Mont et forment aujourd’hui un fâcheux écran devant le panorama.
Le Mont est un tertre élevé par les hommes : c’est la « motte » ou se dressait le donjon d’un très fort château qui a son histoire et ses légendes. De cette histoire du château et de celle de la ville — Arguel eut peut-être, au XIIIe siècle, deux mille habitants,l’importance actuelle d’Aumale — il n’a été publié que les grandes ligues les Anglais ont emporté au XV* siècle toutes les archives et nul n’a été voir encore à la Tour de Londres ce qu’elles pouraient nous apprendre. Commandant la vallée comme un vrai bourg du Rhin, le château avait une enceinte de quatre cents mètres. De quelle forme ? On l’ignore, malgré un croquis sculpté sur un retable de l’église voisine de Villers-Campsart dans lequel l’historien d’Arguel, M. Limichin, a cru reconnaître la forteresse du Liger. Los Anglais du Ponthieu s’en emparèrent deux fois pendant la Guerre de Cent Ans ; les Français la reprirent en 1402 après un siège d’une cruauté inouïe. La ville, les bois voisins, enfin le château ne formèrent qu’un brasier et douze habitants survécurent seuls.Un amas de squelettes a été retrouvé ces dernières années, au pied du Mont : ne serait-ce pas un cimetière improvisé par les assaillants ?
Du donjon sur sa « motte », il reste seulement un amas de cailloux noyés dans un ciment très dur. Des fouilles ont mis à jour des réduits bien voûtés, en pareils blocages de silex. Mais elles ne révélèrent ni les souterrains que’ la tradition populaire prolongeait jusqu’à Airaincs, ni les cloches de l’église d’Arguel, enterrées Ici avant le siège : il y a cent ans, les voisins croyaient les entendre sonner parfois dans le tertre le glas des héros do 1402.
En redescendant, visitez, sans grand profil, la petite église du Quesne. Elle ne mérite l’attention que par sa situation, au milieu d’un cimetière fleuri, entre le barri et la rivière vive et claire à souhait, que l’on devine hantée de truites. A l’extérieur, près de la porte, des « graffitis » ont été tracés a l’aide d’un clou dans la pierre tendre ; ils conservent le souvenir de quelques gros événements qui ont été, ont le prévoit, des calamités : « En l’an 1635. se fit de grandes inondation. du à cause d’une grande quantité de neige et dura douze Jours. » Cette inondation, désastreuse aussi à Amiens et dans sa banlieue, est rappelée par une inscription du même genre sur le portail de l’église de Camon.
Si la vallée du Liger est très pittoresque. elle est d’une grande indigence en vestiges des arts d’autrefois : menues églises sans style, rapiécées, aux plaies bouchées par des briques récentes. Dans les intérieurs, rien ou presque : cependant. à Inval-Boiron, un bon relief de la Mise au Tombeau fut sculpté, vers 1350, au-dessus de l’épitaphe d’un prêtre : mais les Huguenots, qui furent nombreux dans la région d’Oisemont, ont brisé les têtes de toutes les figurines. A Inval encore, l’église abrite un beau lustre du XVIIIe siècle, fait a la verrerie de Courval, en Forêt d’Eu. A Senarpont, une statue tombale de la fin du XVe siècle représente en grande armure un seigneur du bourg, Edmond II «de Monchy : c’est un document précis pour l’histoire du costume militaire.
Que pourrait-on dire, qui ne serait sévère, de l’église de Liomer, bâtie et « décorée » en 1862 ?
Des deux châteaux anciens de la vallée — celui «le Brocourt a été construit sous le Second Empire — il ne reste à Arguel que les pierrailles que nous venons do signaler, à Senarpont, depuis un grand incendie de décembre 1889, qu’une porte fortifiée et une grosse tour d’angle.
Et, comme souvent, les seules trouvailles du curieux sont d’archaïques cuves baptismales (celles de Guibermesnil, d’Inval, de Senarpont sont du XII* siècle) et de bons vieux saints de bois ou de pierre. (Une église, très voisine de la vallée, celle de Villers-Campsart, derière Arguel, doit à des seigneurs amis des arts, d’être richement pourvue de sculptures de la fin des temps gothiques et de l’aube de la Renaissance). Si grossiers, si naïfs, que soient, sous le badigeon, ces Vierges, ces saints Martins, ces saints Rochs, il sont charmants et pieux à côté des chlorotiques saintes Thérèse de Lisieux, des saintes Jeanne d’Arc bardées de carapaces argentées que le quartier Saint-Sulpice procure aux curés diligents et aux généreux donateurs, Huysmans a fulminé contre la séparation de l’Église et de l’Art ; je sais qu’il y a, depuis ces toutes dernières années, une réaction ; elle est si faible encore que longtemps on pourra reproduire ces lignes de l’humoriste que fut Anatole France. « Bien que les marchands d’Amiens et de Paris vendent aujourd’hui cent francs et même davantage des statues admirables, il faut reconnaître que les ouvriers d’autrefois avaient aussi du mérite. »
Les paysages des rives du Liger ont un éclat particulier, mais éphémère, au printemps, quand les têtes roses des pommiers se détachent sur des fonds de verdure naissante.
Mais il est un autre bon moment pour se réjouir les yeux entre Liomer et Senarpont : c’est le seuil do l’automne, quand les arbres, sans laisser voir encore leurs squelettes qui sont les troncs et les branches, se sont déjà différenciés en jaunissant : « Les feuilles seront « aurore », de tant de sortes d’aurore que cela composera un brocart d’or riche et magnifique », a écrit Madame de Sévigné, une fois où elle prouvait devant la nature une sensibilité dont les expressions sont fort rares au XVIIe siècle.
Presque chaque année, le début d’octobre est ensoleillé : il sera alors opportun d’aller admirer le larri. les bosquets, les prairies du Liger dans leurs derniers et plus brillants atours.

Pierre Dubois  » Une facile excursion : Au Mont d’Arguel  » Le Progrès de la Somme, 10 septembre 1930

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