Pierre Radiguet « Comment j’ai raté la photo de ma vie » lors de la Visite de Nikita Khrouchtchev dans le Pays de Bray

 

Le Soviet et le Normand

En Seine-Maritime dans les années 50 je travaille au studio Gorin à Neufchâtel-en-Bray au cœur de l’élevage normand.
Chaque semaine paraît un petit hebdomadaire local « LE RÉVEIL” tenu par les frères RADIGUET, imprimeurs et
journalistes à la fois. Le studio GORIN développe les photos de Pierre RADIGUET qui illustreront le RÉVEIL de NEUFCHÂTEL (très bien fait et qui
tire à 12000 à l’époque). Ces photos sont prises avec le superbe petit 6/6 à soufflet, le SUPER IKONTA allemand. La patronne du studio a le même.
Un grand évènement se prépare : NIKITA KHROUCHTCHEV en voyage en France a manifesté le désir d’en savoir plus sur l’élevage normand et son centre d’insémination modèle de Bosc-Béranger.
Au départ de Paris un autorail spécial mènera le cortège de Saint-Lazare à Serqueux près de Forges les Eaux sur la ligne Paris-Dieppe. Puis un autre convoi ferré conduira
la délégation sur la ligne de Rouen à Yvetot. Il y aura donc changement en gare de Serqueux.
M.Radiguet vient au studio pour charger son appareil photo en nous expliquant :

-Je ferai une photo du Président Soviétique sur le quai lorsqu ‘il changera de train.

Madame Gorin lui dit :

-Emportez aussi mon appareil, c ‘est le même, ça vous fera deux fois douze poses.

-Non ! non ! pensez-vous il ne me faut qu ‘une image !

Notre homme s’en va à Serqueux en voiture, un tout petit voyage. Il est seul dans la petite gare, traverse le buffet journaux, et prend avec conscience un ticket de quai et sort. Il n’y a qu’un quai, pas d’erreur possible. Au bout de quelques minutes arrive un autorail avec un wagon.

Les portes de la voiture motrice s’ouvrent, Nikita et ses officiels descendent. Le wagon arrière reste fermé. Radiguet est seul et tranquille face au petit groupe. Le numéro un soviétique, souriant lui fait face au moment où la douzième photo est prise, Khroutchtchev fausse compagnie à sa suite et rejoint Radiguet dans la petite gare. L’encadrement de sécurité referme aussitôt la porte du buffet. A ce moment la deuxième voiture ouvre ses portes et
libère une nuée de journalistes. Ils se précipitent vers la porte vitrée de la petite gare…qui est close.

Le premier soviétique commande avec les doigts « 2 calvas” au barman qui s’exécute. Khrouchtchev tend un verre au serveur, trinque avec lui et …cul sec ! Content de son coup le soviétique regagne la sortie vers l’autre autorail arrivé entre temps. Une nuée de journalistes fonce sur le pauvre Radiguet assis à une table du buffet de la gare et qui finit enfin de recharger son appareil. Et c’est un grand cercle où chacun se bouscule vers lui :

-Coco, dis il n y a que toi qui a la photo de Nikita qui trinque, t’en veux combien ?

Mais j’ai rien du tout, je rechargeais mon appareil !

-Oui d accord tu attends que les enchères montent c ‘est de bonne guerre, tu es qui ?

-Le réveil de Neufchâtel.

-C ‘est bien mais pour l AFP ça sera mille

balles.

-Deux mille pour France Dimanche.

Et devant notre homme affolé autant que désabusé, les enchères montent jusqu’au moment où l’autorail annonce son prochain départ et récupère les journalistes.
Pierre Radiguet reprend scs esprits et sa voiture, regagne Neufchâtel distante d’une quinzaine de kilomètres et revient au studio avec « sa » pellicule en nous racontant son aventure au bar de la gare de Scrqueux avec le barman et le président du Soviet Suprême. Une scène complètement surréaliste à trois.

L’histoire n’était pas finie pour autant. En rentrant chez lui son frère l’attendait et le téléphone aussi.

-On sait bien que vous êtes le seul à avoir la photo de Khrouchtchev qui trinque à la gare de Serqueux, votre prix sera le nôtre…

Toute la soirée les appels se suivent. Pierre, après avoir raconté son histoire aux siens, alla finalement se coucher croyant en avoir fini…
À minuit ça sonnait toujours et c’est finalement Paris-Match qui offrait un demi-million de l’époque pour cette photo qui n’existait pas !
Pierre Radiguet, une fois remis de ses émotions prépara un très joli texte encadré pour accompagner l’illustration de première page du Réveil de Neufchâtel, en voici le titre :

COMMENT J’AI RATÉ LA PHOTO DE MA VIE !

J’avais été témoin et non acteur de cette aventure mais elle m’a servi de leçon pendant toute ma carrière : un appareil doit toujours être prêt à fonctionner ! Passé au format 24×36, je ne finissais jamais un film avec un reportage et gardais toujours au moins deux ou trois vues au cas où…pendant le voyage de retour au journal, il se passerait quelque chose !

Source: Jean Louis Lauté « HISTOIRES ARGENTIQUES » Éditions Mers du Sud

 

En haut: Mr K devant le comptoir du buffet de la gare; sur le zinc, le cruchon de calvados

En bas: promenade sur le quai en compagnie de Mr Mairey (a sa gauche)

Photo Le Réveil de Neufchâtel

Chacun sait que le métier de journaliste n’est pas de tout repos. Mais personne ne peut imaginer les véritables cas de conscience que peuvent lui poser certaines manifestions tels que la venue de Monsieur K pays de Bray sur le principe même d’abord les uns me conseillant de m’abstenir au nom de la Hongrie martyre de la persécution religieuse des régimes communistes : les autres estimons que mon devoir d’information de rendre compte de ce passage du président du conseil soviétique.
Ayant choisi la dernière solution je sollicitai de la préfecture le laissez-passer nécessaire la carte de journaliste étend insuffisante) et je recevais une carte imprimée portant cette inscription : « voyage du président Khrouchtchev hors de Paris — carte d’accès aux emplacements privilégiés dans la limite des places disponibles » : quai de la gare à Serqueux, ferme Bertel à Catenay, place de la cathédrale à Rouen, façade quai de la bourse du palais des consuls à Rouen.
Mais il était spécifié que la carte en aucun cas ne donnait le droit de suivre le cortège officiel. Les renseignements pris, si j’allais à Serqueux (ou Monsieur Khrouchtchev ne faisait que descendre du train venant de Lille pour monter en voiture en direction Catenay), j’avais toute chance de ne gagner que difficilement Catenay par mes propres moyens et d’arrivée… pour le départ de Monsieur K il fallait donc choisir, et je choisis de me rendre à Catenay.
Mais là encore gros problème vestimentaire celui-là. Tout d’abord on connait les fermes il fallait y mettre des bottes, peu protocolaires, pour me protéger de la boue ?
Heureusement des informations de source sure m’apprenaient que pour cette venue on avait non seulement goudronné le chemin pierreux menant à Bourceville, mais encore que la cour de la ferme elle-même avait été goudronnée.
De bonnes chaussures suffisaient donc pour la tenue vestimentaire autre souci : le rouge qui pourrait vous paraitre de circonstance, devait être banni, car j’ai toujours eu peur des taureaux qui voient rouge… mercredi matin donc, j’étais fin prêt, lorsque j’apprends que Monsieur K a annulé sa visite à Catenay : il a dit « Niet » est barré d’un grand trait la partie du programme allant de Serqueux à Catenay par la route. Les agriculteurs ont eu l’impression d’être, une fois de plus sacrifié.
Hésitant à tout abandonner, j’ai pensé aux lecteurs du « réveil » aux petites anecdotes que je pourrais glaner à Serqueux où je me suis finalement rendu.
À l’entrée de l’agglomération contrôle de gendarmerie qui me dirige sur la place de la gare où une vingtaine de camionnettes avec antennes de radio sont alignés comme pour une revue.
Malgré les quelques centaines de gendarmes à pied ou en moto et de soldats de l’armée de l’air, je me sens en pays de connaissance : le capitaine Lamontagne qui connait la route Neuchâtel/Serqueux comme sa poche pour l’avoir parcouru ces jours derniers une vingtaine de fois car il avait la haute main sur tout le service d’ordre est entouré de son état-major Neuchâtelois (l’adjudant-chef Benoît, l’adjudant Scavardo et le chef Cauliez) et de tous les gendarmes de la compagnie de Neuchâtel.
Et puis je retrouve le cinéaste professionnel, le Docteur Girard, conseiller municipal de Neuchâtel. Qui prépare une nouvelle séquence d’actualité Brayonnes en devisant on apprend qu’un commandant d’aviation présent à Serqueux et un émigré russe (il bavarde sera d’ailleurs plus tard sur le quai de la gare avec quelques-uns des membres de la suite de Monsieur K).
On se promène dans la gare qui a été repeinte à neuf (depuis 10 ans cette réflexion avait été refusée faute de crédit), puis on passe sur les quais où l’on rencontre une variété infinie de personnes depuis le grand directeur de cette région de la SNCF. Jusqu’aux cheminots qui conduiront la Pacific 231 en passant par le chef de gare, dont la casquette blanche et immaculée, qu’elle qu’elle vous éblouit à chaque rayon de soleil, ou bien par un inspecteur de la SNCF qui occupera l’autorail « balais » chargé d’ouvrir la voie au train présidentiel quelque minutent avant, au cas ou un engin explosif qui serait déposé (l’inspecteur avait l’air très décontracté…) nous ne parlerons pas des gendarmes ou des inspecteurs des renseignements généraux qui se promenaient eux aussi, mais l’œil aux aguets.
Sur les voies de garage grosse attraction la Pacific 231 qui doit relayer celle venant de Lille et emmener le convoi de Serqueux à Rouen. Mécanicien et chauffeur une boite de « miror » à la main la « briquent » avec minutie.
Cuivre brillant, tampon passé au papier de verre, roues à flancs blancs, la machine paraît toute neuve. Une double équipe (2 mécaniciens et 2 chauffeurs) est prévue en cas de défaillance.
Des cheminots du service matériel de Serqueux s’affairent pour préparer le faisceau de drapeaux français et soviétiques qui garnirent à la « proue ».
L’écusson s’ajuste mal : il faut percer des trous puis utiliser du fil de fer pour empêcher les drapeaux de flotter.
L’heure d’arrivée (12 h 25) approche et quelques personnalités se groupent sur le quai numéro deux : Monsieur Combes sous-préfet, Métadier conseillait général, le commandant Lambert chef de la gendarmerie du département, le capitaine Lamontagne.
L’hélicoptère de la gendarmerie survole la ligne et, bientôt la fumée du train présidentiel apparait à l’horizon. Les quelques 12 voitures pulmann du convoi pénètrent lentement dans la gare et chacun de chercher Monsieur K parmi la multitude de voyageurs (la suite et les reporters) assis devant les petites tables garnies de bouteilles bientôt on aperçoit Monsieur K une coupe de champagne à la main entourée de sa famille et de Madame et Monsieur Mairey secrétaire général de l’intérieur, ancien préfet de Seine-Maritime.
Alors commence un imaginable Carrousel : (les photographes une bonne soixantaine) sont descendus du train, Monsieur K apparait à la fenêtre de son wagon et c’est la ruée pour un cliché.
Cinq minutes plus tard le chef d’État soviétique descend sur le quai : nouveau mitraillage, à bout portant des photographes Monsieur le sous-préfet et les Officiers ne peuvent approcher et Monsieur K accompagné de son épouse, de ses filles, de l’ambassadeur Monsieur Vinogradov et de Monsieur Mairey, efflanqué d’impressionnants gardes du corps, passe devant la gare et se dirige à l’extrémité (direction Rouen) ou quelques centaines de personnes massées sur le stade de Serqueux qui borde la voie ferrée, attendent depuis un moment derrière les barrières.
Des personnes agitent un petit drapeau rouge ou crie « vive la Russie ».
Monsieur K sert des mains et l’on voit une brave femme après cet échange se pâmer d’émotions… Mme K, rester un peu en arrière, s’arrête elle aussi devant une maman portant un enfant dans les bras.
Monsieur K revient vers la gare et c’est là que se produit « l’événement » inattendu celui qui m’aurait valu une photo exclusive et la satisfaction de gagner 100 000 Fr au concours de la meilleure photo de cas organisé par « France soir » vous vous rendez compte !
Les choses comme toujours en pareil cas se sont passées tout bêtement. À l’image des reporters de la grande presse et de mon excellent confrère de Forges Monsieur Vicaire, j’avais « grillé » de la pellicule en « papillonnant » de ci de là autour de Monsieur K . Ayant épuisé les 12 photos de mon rouleau, je passais devant Monsieur K en rentrant tout naturellement dans le buffet de la gare où je m’installais à une table afin de recharger mon appareil.
Monsieur K a cru que je l’invitais ? Il venait de passer devant la porte lorsqu’il s’est ravisé en disant « entrons voir à l’intérieur » et il m’a suivi ! Gros émoi parmi la suite, car « l’arrêt buffet » n’était pas prévu.
Aussitôt Monsieur K entrée avec quelques rédacteurs soviétiques, « un grand malabar » se mettait en travers de la porte et interdisait l’accès à la foule des photographes . À l’extérieur sur un signe du capitaine Lamontagne les gendarmes «faisaient le mur» autour du café assailli de photographes furieux de ne pouvoir pénétrer.
Pendant ce temps Monsieur K s’installe au zinc, commander un calva trinqué avec le propriétaire de l’établissement Monsieur Deneuve, faisant « cul sec » serrait la main de Monsieur Deneuve et se retourner pour une interview à un reporter soviétique.
Quant à moi j’avais des sueurs froides. Le hasard avait voulu que je sois le seul photographe présent, mais… le temps de débrancher mon flash d’enlever la pellicule finie, d’en remettre une vierge, de rebrancher mon flash il s’est écoulé une bonne minute, la minute pendant laquelle Monsieur K avait levé son verre, la minute qui m’aurait été payée 100 000 Fr. (avouait que ce n’était pas mal) à la sortie, tandis que Monsieur K regagner son wagon j’étais à mon tour assailli (mais oui !) Par plusieurs photographes de « euro presse », « Associated Press » et aux autres, qui me glissaient leur carte de visite et me demander en exclusivité la photo de Monsieur K buvant son calva.
Il croyait tous que je l’avais pris et sur mes dénégations s’imaginer que je faisais la fine bouche pour obtenir « le gros paquet » Monsieur K avait regagné sa place dans le pullmann. Monsieur Deneuve faisait remettre à un membre de la suite les deux petits verres avec lequel il avait trinqué. Vers 16 heures, le train partait sous les acclamations de la foule devant laquelle il passait.
La mort dans l’âme, je regagnai Neuchâtel, conscient d’avoir manqué la plus belle occasion de ma carrière, et j’en mesurais encore les conséquences lorsqu’à 18 heures, un coup de téléphone de Paris me retournait le couteau dans la plaie : l’agence « europresse » me supplier de lui réserver l’exclusivité de la photo qu’elle vendrait à des journaux français, Belge ou autre !
Après-diner incapable de dormir je travaillais à mon bureau lorsqu’à 22 h 30 nouvelle visite : deux photographes de « France-Soir » venu spécialement de Rouen sollicité eux aussi le bénéfice de cette photo… Manquée et à 11 heures du soir après leur départ j’ai gagné ma chambre, et j’ai fait des cauchemars j’en voudrais toujours à Monsieur K de n’avoir pas « siroté » son calva comme un normand.

Source: Article de Pierre Radiguet  Le Réveil de Neufchâtel

1960 : Visite de Nikita Khrouchtchev dans le Pays de Bray

Réalisation: Jacques Girard Le Dr Jacques Girard, membre du Club de Cinéastes Amateurs «Photo Ciné Bray», fixe, sur la pellicule, la visite de Nikita Khrouchtchev venu, lors de son déplacement en France en 1960, découvrir une ferme du Pays de Bray. Son périple en Normandie passe par la gare de Serqueux.

http://www.archivesenligne.fr/

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2 reflexions sur “Pierre Radiguet « Comment j’ai raté la photo de ma vie » lors de la Visite de Nikita Khrouchtchev dans le Pays de Bray

  1. Gorin

    Mais où va-tu donc Jean-Louis ?  » Je pars à la guerre  » me répondit-il en cette fin d’ après midi ensoleillé .– ( D en morse, comme départ )

    Madame Gorin était ma mère et je me souviens de cet évènement.

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