Lettres de grâce accordées à des Normands par le roi charles VI

Lettres de grâce accordées à des Normands par le roi charles VI
par
Alcius Ledieu

Les Archives nationales possèdent un nombre de pièces considérable sur le règne de Charles VI. Dans la section du Trésor des chartes, il se trouve, notamment, série JJ, cinquante-quatre gros registres contenant la copie de documents d’un très haut intérêt.

C’est cette abondance qui a donné l’idée à Douët-d’Arcq de publier pour la Société de l’histoire de France deux volumes ayant pour titre : Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI. Le premier volume comprend les pièces d’un intérêt général, tandis que le second, qui contient surtout la reproduction des lettres de grâce du roi, a plutôt rapport aux mœurs et à la vie privée des différentes classes de la société.

Comme la collection des excellentes publications faites par la Société de l’histoire de France ne se trouva pas dans toutes les mains, nous avons cru utile de traduire, en les résumant, les lettres de grâce ou de rémission accordées par Charles VI à un certain nombre de Normands, coupables de crimes ou de délits.

Douët-d’Arcq n’a pas souvent identifié les noms de lieux, et, lorsqu’il a voulu le faire, il s’est trompé dans la plupart des cas. Nous avons mis tous nos soins à rétablir les noms des localités citées et dont les noms s’écrivaient alors différemment ou que des erreurs de lecture ont dénaturés.

 

 

QUERELLE A UNE DANSE

Le dimanche 12 janvier 1381, Thomas Dehorslaville arrivait à Bouvaincourt (1) pour la fête. Il se rendit au lieu de la danse. Ayant aperçu une femme qui avait des gants blancs, il la prit par la main. C’était la femme de Pierre Roussel, de Beuzeville (2) en Normandie.

Un instant après, cette femme accusa Thomas de lui avoir dérobé ses bagues. Furieux d’une telle accusation lancée en public, Dehorslaville ne peut maîtriser sa colère ; il souffleta la femme de Roussel qui, à son tour, le gifla et l’injuria.

En passant dans le village, Thomas aperçut un four qui était allumé. Pour se venger de la femme de Roussel, il la jeta dans le brasier ; mais, fort heureusement, elle en fut retirée saine et sauve.

Le lendemain, cette femme allait s’excuser auprès de Thomas et le supplier de lui pardonner pour les insultes qu’elle lui avait adressées la veille à l’occasion de l’accusation injuste qu’elle avait portée contre lui ; elle ajouta qu’elle avait retrouvé ses bagues dans sa bourse.

Trois jours après, Pierre Roussel venait à son tour faire des excuses à Thomas. Cette visite était assurément dictée par la peur d’une amende que Roussel craignait d’être obligé de payer au seigneur de Beuzeville, parce que Dehorslaville avait dû déposer une plainte. Roussel se montra si désolé de perdre l’amitié de Thomas, il sut être si persuasif, que ce dernier accepta d’aller boire une pinte de vin que lui offrait son adversaire. Il fut convenu entre eux qu’ils auraient recours chacun à un arbitre pour régler leur différend séance tenante.

Les deux arbitres ne purent arriver à concilier les parties, ce qui exaspéra Thomas ; après qu’il eut payé sa part de l’écot, il reprocha en termes fort vifs à Roussel d’avoir mis du mauvais vouloir, ajoutant que, s’il l’avait imité, l’accord aurait eu lieu ; en le quittant, il déclara que, puisqu’il en était ainsi, il pouvait le considérer comme son ennemi, et qu’en conséquence il eût à se mettre sur ses gardes.

Après cette déclaration de guerre, Thomas Dehorslaville se retira avec son arbitre, nommé Jean Pesquet ; ils allèrent ensemble trouver les deux frères de celui-ci, auxquels ils racontèrent ce qui venait de se passer. D’un commun accord, ils décidèrent de tirer vengeance de Roussel.

La nuit suivante, Dehorslaville et les trois frères Pesquet se rendirent à Beuzeville avec l’intention d’insulter Roussel ; ils frappèrent à la porte de son jardin pour l’obliger à se lever ; mais, les ayant reconnus, il s’enfuit de sa maison par la porte de la rue. Les quatre complices l’ayant aperçu se mirent à sa poursuite et, après qu’ils l’eurent rejoint, ils le battirent avec une violence telle qu’ils le tuèrent.

Une enquête fut ouverte par les officiers de la justice royale. Il est probable qu’elle amena l’arrestation des quatre coupables ; dans tous les cas, l’un d’eux, Jean Pesquet, fut mis en prison pour cet homicide. Il adressa au roi Charles VI une demande en grâce dans laquelle il faisait valoir ses services militaires et rappelait qu’il avait été fait prisonnier pendant la guerre contre les Anglais et emmené en captivité en Angleterre, où il demeura longtemps ; enfin, qu’il avait contribué à la prise d’un navire anglais à Honfleur par l’armée française.

Comme don de joyeux avènement, le roi, qui se trouvait alors au Pont-de-l’Arche, accorda des lettres de rémission le 25 mars 1382 à Jean Pesquet, qui fut aussitôt rendu à la liberté.

Notes : (1) Canton de Gamaches (Somme).
(2) Annexe de Beaumont-le-Hareng, canton de Bellencombre (Seine-Inférieure).

 

 

MEURTRE COMMIS PAR UN MARCHAND

AU mois de novembre 1415, un marchand de fromages de la Quesnoye (1), nommé Robert Widecoq, âgé de quarante ans, se rendait à Amiens avec sa marchandise en compagnie de plusieurs de ses confrères. Arrivé près de la Chapelle-sous-Poix (2), vers la chute du jour, il rencontra un petit homme armé d’une pique et vêtu d’une robe de drap bleu ; il salua Widecoq, et, s’adressant à un autre marchand, nommé Jean Alain, qui venait derrière Widecoq, il lui demanda des nouvelles. Alain répondit qu’il venait de Rouen, où se trouvait le roi avec le duc de Guyenne, son fils, et le duc de Berry, son oncle. Puis, cet étranger disparut sans que l’on pût savoir ce qu’il était devenu.

En approchant de Poix (3), où les marchands de fromages devaient s’arrêter pour y passer la nuit, Widecoq aperçut un autre petit homme aussi armé d’une pique, mais vêtu d’un pourpoint noir. S’adressant à Widecoq, il lui dit :

– Vous ne daignez pas me saluer en passant. Donnez-moi donc quelque chose.

Il ajouta qu’il était un pauvre gentilhomme, qu’il s’était battu contre les Anglais, qu’il revenait d’une lieu au-delà d’Ardres, qu’il avait perdu tous ses biens et qu’il était originaire du pays de Caux. Widecoq répondit qu’il n’avait rien à lui donner. Son interlocuteur lui demanda :

– Où est celui qui revient de Rouen ? Je désire lui parler.

– Le voilà ; c’est celui qui vient derrière moi.

S’adressant alors à Alain, le petit homme lui tint à peu près la même conversation que celle qu’il venait d’avoir avec le premier marchand de fromages. Alain lui répondit :

– Que voulez-vous ? Je ne suis qu’un pauvre marchand de lapins, de perdrix, de pluviers et autres volailles et gibier.

Revenant auprès de Widecoq, l’homme lui demanda où il pourrait trouver un gîte au plus près ; le marchand lui répondit qu’à une demi-lieue de là se trouvait le village de la Chapelle.

Comme les deux marchands causaient ensemble, le petit homme s’adressant à Alain, lui dit en blasphémant :

– Ah ! ribaud, vous avez menti en me donnant des nouvelles. Vous ne revenez pas de Rouen, puisque vous ne savez rien.

– Si fait, répliqua Jean Alain.

Ils cheminèrent encore ensemble pendant quelque temps. Lorsqu’ils furent arrivés près du vivier du moulin de Poix, l’homme saisit la bride du cheval d’Alain et appuya la pointe de sa pique sur la poitrine du marchand. Alain cria :

– Au meurtre ! A l’aide ! à l’aide, mes amis ! Ce voleur veut me détrousser!

En disant ces mots, Alain tomba de cheval, mais il se saisit de la pique de l’homme de guerre.

A l’appel de son camarade, Robert Widecoq accourut pour lui porter secours. En le voyant arriver, l’homme ramassa un caillou et le lança dans sa direction ; Widecoq l’aurait reçu en pleine poitrine s’il n’eût pris la précaution de se baisser.

S’adressant à Alain, son compagnon lui dit :

– Donnez-moi ce bâton.

Ainsi armé, Widecoq donna à l’homme un coup de bâton d’une seule main, car, de l’autre main, il tenait ses gants et son fouet.

L’homme siffla alors à la manière des bergers en introduisant ses doigts dans la bouche, pui il tomba mort.

Quelques jours plus tard, le roi faisait grâce à Widecoq.

Notes : (1) Annexe de Villers-sous-Foncarmont, canton de Blangy (Seine-Inférieure).
(2) Canton de Poix (Somme).
(3) Chef-lieu de canton (Somme).

LEDIEU, Alcius (1850-1912) : Lettres de grâce accordées à des Normands par le roi charles VI) (1901)

Médiathèque André Malraux de Lisieux

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