Les gobes de Dieppe

Philémon et Baucis Lefebvre

 

À travers les siècles, Dieppe, Dieppois, dieppoiseries…

Les Dieppois, qui, en Août 1944, assistèrent aux préparatifs de départ des Allemands, ont été les témoins impuissants de l’incendie des réserves de mazout entreposées dans l’une des « Gobes » des falaises du Pollet, laquelle servait d’abri, dès 1940, contre les bombardements. Des flammes, des fumées s’échappèrent longtemps de l’ouverture.
Au Bas-Fort-Blanc, dans la falaise-ouest de la ville, d’autres « Gobes », après avoir servi de refuge aux animaux de la Société de Protection, après avoir aussi été utilisées, pendant la Guerre, par les habitants du quartier, furent occupées par les Allemands qui, par sécurité, en avaient muré les entrées. Les murailles de ciment existent encore aujourd’hui.
Ces grottes communiquaient alors avec d’autres souterrains creusés par l’armée ennemie sous l’esplanade du Vieux-Château, souterrains que beaucoup de Dieppois connaissent. — les « Amys du Vieux-Dieppe » et les « Anciens Combattants Prisonniers de Guerre », en particulier — pour les avoir visités à diverses reprises. Vestiges de la dernière occupation, ces repaires fortifiés méritent à ce titre, d’être consolidés, entretenus et conservés.
Ainsi, les « Gobes » de Dieppe ont une histoire. Mais celle-ci mérite d’être complètement connue, les cavernes dieppoises ayant eu, à travers les siècles, diverses destinations.
Nous savons qu’avant la guerre, elles servaient de magasins. Mais auparavant, elles étaient le refuge de nombreux déshérités, troglodytes volontaires, qui vivaient quelque peu en marge de la société civilisée.
Il faut relire la notice illustrée parue jadis dans le « Magasin Pittoresque », sous la signature de MM. René Giraud et Albert Legrand, pour se faire une idée exacte de la vie menée par ces pauvres gens dans leur logis improvisé et insalubre. La visite des « Gobes » était alors une attraction locale. Et, volontiers, leurs habitants recevaient de nombreux visiteurs sur la générosité desquels ils comptaient.
Vraisemblablement, il faut remonter au XVIIe siècle pour expliquer l’origine de ces « Gobes » qui n’ont été d’abord que des carrières. A leur entrée, des fours à chaux ont longtemps existé qui indiquent une ancienne exploitation et une industrie particulièrement prospère au moment de la reconstruction de la ville après le bombardement de 1699.
Sous Louis XV, au temps où M. de Tilly était Lieutenant de Roi au Château, les « Gobes » du Bas-Fort-Blanc servaient de magasins aux huitres. Là, se préparaient les expéditions des mollusques qui provenaient des parcs installés près des rochers. L’entreprise commerciale était autorisée par la Ville. M. de Tilly s’y opposa, revendiquant la propriété des abris et exigeant le paiement d’une indemnité. Les Dieppois intéressés, refusèrent de verser la moindre redevance. Furieux, le Lieutenant de Roi décida d’employer la force. Il fit descendre du Château une Compagnie de soldats qui reçurent l’ordre de tout saccager. Le parc fut détruit. Les réserves conservées dans la « Gobe » furent pillées. Il paraît que la population fit une ample récolte d’huîtres dont elle se régala à bon compte.
Après avoir été un champ de bataille, le pittoresque abri du Bas-Fort-Blanc devait, au mois de Septembre 1772, pour quelque temps du moins, devenir un lieu de réjouissance. Ce fut à l’occasion du mariage de la petite fille du duc d’Harcourt, Gouverneur de la province de Normandie, avec le duc de Rochechouard, petit-fils, par sa mère, de feu le marquis de Manneville, ancien Gouverneur du Château de Dieppe. Effectivement, un grand bal fut organisé dans la grande Gobe. Fantaisie de l’aristocratie du temps passé ! Original divertissement qui clôtura les fêtes organisées depuis huit jours au Château de Manneville, dans les environs de Dieppe. On sait d’ailleurs que les d’Harcourt — d’après les généalogistes — descendaient de Bernard le Danois, parent de Rollon, premier Duc de Normandie. Le décor choisi, face aux rochers battus par l’Océan, convenait donc à cette vieille famille issue des anciens Rois de la mer.
Pour cette fête de nuit, la salle avait été superbement décorée. Des torchères, des lampadaires et des lustres faisaient ressortir, par leur éclat, la richesse des toilettes et des uniformes. Sur une estrade, des musiciens entraînaient les couples dans des danses à la mode. Un buffet, copieusement garni, réconfortait ou désaltérait la noble assistance.
Tout-à-coup, entra dans la salle un imposant groupe de Polletais et de Polletaises revêtus de leur pittoresque et original costume. Ils furent invités à prendre part au Bal. Une milice de volontaires dite les « Cadets du Pollet », assurait le service d’ordre. Ils étaient allés au devant du cortège et des mariés. Leur présence fit sensation. Avec leur brillant costume, comportant un habit de fin drap bleu aux parements de velours cramoisi et garni de boutons jaunes, un chapeau brodé d’or supportant la cocarde royale, une culotte à la française et des guêtres blanches, ils eurent un grand succès de curiosité.
A trois heures du matin, les dix carrosses du cortège reprenaient la route du Château de Manneville.
Ce matin-là, le canon du Château de Dieppe tira de nombreuses salves ; les cloches des paroisses sonnèrent à toute volée ; toute la bourgeoisie dieppoise en armes acclama les jeunes mariés.
De nos jours, la « Gobe » du Bas-Fort-Blanc, fermée au public et aux curieux, est bien calme. Redevenue magasin de la ville, elle ne fait plus entendre, et de temps en temps, que la voix des travailleurs.
A Colmesnil-Manneville, le Château, tombé en ruines, a été transformé en ferme. Seuls quelques grands arbres, îlot de verdure, semblent vouloir, par leur majesté, rappeler le passé.

André Boudier · 1950

 

LES HOMMES DES CAVERNES

je viens d’explorer des bouges dont. le délabrement pittoresque surpasse celui de la Cour des Miracles,décrite par Victor Hugo; j’ai vu des créatures humaines, à demi nues, cachées dans des trous de rocher,comme des bêtes sauvages, et réduites, faute d’argent, à se nourrir avec des ordures ramassées le long des rues.
J’ai visité Whitechapel, les plus infâmes quartiers de Londres et de Paris. Ce sont des lieux de délices, si on les compare à ce séjour de ténèbres et d’horreurs.
Hier, j’ai rencontré sur la plage mon ami Edgar Monteil, qui est Dieppois d’élection. sinon de naissance, et qui connaît tous les coins de la contrée.
— Voulez-vous m’accompagner aux gobes I’ me dit-il.
— Les gobes ? Qu’est-ce que cela?
— Venez toujours… Je vous promets un curieux spectacle.
Nous traversons les bassins du port, nous suivons les ruelles du Pollet, nous arrivons au pied des falaises…
Me montrant de larges ouvertures creusées dans le roc, pour l’exploitation d’anciennes carrières: — Voici les gobes, ajoute mon guide.
— Et ces grottes sont habitées ?
— Elles forment une sorte de village souterrain. Au reste, vous allez en juger.
Nous pénétrons sous la voûte, où règne une fraîcheur de cave qui nous communique un léger frisson.
Au fond, à droite, s’élève une masure d’aspect singulier. Trois cloisons en planches grossièrement équarries et ajustées; la façade est ornée d’objets hétéroclites qui y sont accrochés, cloués ou scellés: ce sont de vieilles poupées sans téte et sans bras, des almanachs hors d’âge, des cruches à moitié cassées, des ustensiles de cuisine avariés, des bottes éculées, des gravures arrachées à des journaux illustrés et maculées de taches suspectes : le bric-à-brac d’une hotte de chiffonnier. Au sommet de l’édifice apparaît, victorieusement planté sur une amphore de grès, un chapeau de cocher en toile cirée, quelque épave oubliée dans le ruisseau par un automédon en ribote.

Le père Bocquet, qui loge en ce taudis avec sa femme et ses trois enfants, est, dans son genre, un artiste. Il veut que sa demeure soit plaisante à regarder. Et, n’ayant pas les moyens d’y placer des tapis de Smyrne et des porcelaines de Saxe, il y empile tout ce qui lui tombe sous la main. Il a, du reste, une
honnête physionomie; il nous exhorte fort poliment à franchir son seuil. Derrière la porte se tient Mme Bocquet, qui, pour vaincre notre hésitation, s’écrie d’un air engageant:
— N’ayez pas peur! On n’est pas riche, mais on est propre… N’est-ce pas vrai, Bocquet ?
Nous risquons la tête par Ventre-baillcment. Un affreux relent nous suffoque, composé d’odeurs innommables. Deux grabats sont empilés dans un espace de six pieds carrés. Point (le draps, ni de couvertures. des paillasses moisies, où s‘amoncellent des hardes et des chiffons. Le père et la mère couchent sur l’une et les trois enfants sur l’autre. Et jamais ils ne quittent leurs vêtements, ni le jour, ni la nuit. Quand il fait froid, ils
se fourrent sous la paille, ce qui ne les empêche pas de grelotter. Entre les lits, contre le rocher. un amas de cendres c’est une cheminée… sans cheminée. On
allume quelques branches pour faire cuire les aliments.
La fumée se répand dans la caverne. Les habitants respirent, à pleins poumons, cette atmosphère asphyxiante. Ils n’en souffrent pas, ils y sont habitués.
– Eh bien, mon brave Bocquet, trouvez-vous en ce moment à gagner votre vie?
Bocquet me regarde en souriant. il est plein de philosophie et ne se trouve pas trop malheureux.
— On fait ce qu’on peut! des fois je travaille au charbon, et je gagne quatre à cinq francs par jour; des fois je ramasse le caillou et je gagne quinze sous. Mais il y a le chômage, et alors il faut se serrer le ventre!
Enfin on s’en tire tout de même! Nous n’avons pas de loyer à payer !
Je dépose quelque menue monnaie dans la main du pauvre Bocquet; et la famille Bocquet se répand en effusion de reconnaissance.
Au fond s’ouvre une longue et haute galerie, où nous nous engageons sans hésiter… Un joyeux gazouillis d’oiseaux nous appelle. Nous levons les yeux et nous apercevons, suspendues à la voûte, un certain nombre de cages de forme bizarre. Ce sont des berceaux d’osier, recouverts d’un treillis (le fil de fer, des tamis aux mailles rompues, des paniers effondrés. Et dans chacun de ces récipients se trouve un volatile: des tourterelles, des pinsons, des fauvettes, et jusqu’à des mouettes dont l’œil immobile et stupide semble refléter l’infini des mers.

Un bruit de pas se fait entendre. Et nous voyons venir vers nous un couple extraordinaire et qui —n’était la modernité du décor et du costume —aurait un aspect biblique.
C’est Philémon et Baucis. Philémon est vêtu d‘une vareuse de matelot et d’un pantalon gauchement rapiécé, coiffé d’un béret qu’il enfonce sur les yeux : il marche en se dandinant, à la façon des vieux matelots… Baucis porte le bonnet des pêcheuses du Pollet, elle traîne d’énormes savates et paraît totalement dénuée de coquetterie.
— Je vous présente les doyens des gobes. Ils y sont installés depuis seize ans. Tout le monde à Dieppe connaît les époux Lefebvre et les estime.
Les époux Lefebvre sont touchés par ces louanges, ils balbutient un remerciement. Et l’on me raconte leur histoire. Elle a soixante-treize ans, il en a soixante. Après avoir longtemps navigué, il devint quasi aveugle; elle dut,pour subvenir aux besoins du ménage, s’en aller ramasser des moules et les vendre au marché. Comme ils n’avaient pas de quoi s’offrir un appartement en ville, ils cherchèrent un abri dans les rochers. La mère Lefebvre, qui continue d’être vaillante, malgré ses cheveux blancs,se livre toujours à son petit commerce; elle part à l’aube et rentre avec quelques sous. Elle est très gaie et ne se sent pas à l’aise quand le photographe de la Revue Illustrée la place, avec son mari, devant l’objectif. Elle n’a jamais été photographiée. Ce jour restera comme une date dans sa vie… «Allons, mon homme, ne bougeons plus! » Et tous deux gardent une rigidité de pierre et fixent l’appareil d’un air craintif.
-— Vous savez? me dit mon ami, le père Lefebvre n’est pas à plaindre. c’est un rentier! et en effet, Lefebvre émarge au budget de l’État. Il me narre son cas, qui est celui de la plupart des retraités. Après quatre cent quarante mois de long cours,il a obtenu une pension de deux cents cinquante et un francs chaque trimestre. On ne va pas loin avec cette somme…  Heureusement! la bourgeoise est la… il sourit à sa compagne et une rude tendresse luit dans son regard…
— Mais ne pourrait-on vous recueillir, tous deux,dans une maison hospitalière?
Le père Lefebvre hausse les épaules.
— Les Petites sœurs des pauvres voulaient nous prendre. Nous avons refusé.
A ce moment, la mère Lefebvre intervient.
— Mon Dieu! j’vas vous dire… Nous serions très bien traités chez les sœurs. Nous aurions des lits et de la soupe.
Mais on serait surveillé. Tandis qu’ici, on fait ce qu’on veut!!!
Où l’amour de l’indépendance va-t-il se nicher?

Je ne passerai pas en revue tous les habitants des gobes, ne voulant pas m’exposer à lasser la patience du lecteur. Je tiens pourtant à lui
présenter Mlle Dufour, dont la physionomie est des plus originales. Elle appartient, assure-t-on, à une excellente famille. Son père exerçait la profession de cordier. Par suite de quelle catastrophe perdit-elle son patrimoine? On ne l’a jamais su, car elle reste muette quand on l’interroge sur ce chapitre; elle a la pudeur
de cacher ses origines. Elle a demandé aux gobes d’abriter sa misère. Mais son cœur n’aimait pas la solitude. Elle n’a pu se marier, elle a du moins adopté des chiens et des chats. Et c’est pour eux, bien plus que pour elle, qu’elle travaille. Elle court les rues chaque matin et recueille des bribes de victuailles qu’elle leur rapporte et dont ils se nourrissent tous ensemble. Elle endure allègrement sa dure existence; elle a même, à l’occasion, le mot pour rire.
—  Eh, bonne femme! lui avons-nous crié, arrivez donc !
—  Je ne suis point femme, je suis demoiselle, nous a-t-elle répondu.
Elle a tiré de sa soupente Moumoute, Minoche, Turc et Loulou, et nous les a présentés. Elle les adore tous les quatre, et je crois bien qu’ils lui rendent sa tendre affection. Elle éprouva, l’hiver dernier, une grande douleur. Comme elle était tombée dangereusement malade, on dut l’amener à l’hôpital. ll fallut la prendre
de force; elle ne voulait pas quitter ses chers animaux, elle s’accrochait à eux en pleurant. Enfin elle leur a été rendue. Et ils vieillissent paisiblement, espérant qu’aucun autre cataclysme ne viendra les séparer… La Société protectrice, qui distribue des médailles tous les ans, n’en pourrait-elle réserver une à cette humble amie des bêtes?
D’ailleurs la « demoiselle Dufour n’est pas une exception. La plupart des malheureux qui peuplent les gobes ont avec eux des animaux qu’ils traitent comme leurs propres enfants. Et il y a quelque chose de touchant dans cet esprit de fraternité. ils n’ont qu’un morceau de pain; ils le partagent avec ces compagnons à quatre pattes qui sont, ainsi qu’eux-mêmes, errants et déshérités. O sublime solidarité des âmes simples!

Ainsi le sieur Legrand, qui occupe le gobe n° 5, ne déteste point sa femme, mais il lui préfère son cher Médor, un superbe terre-neuve dont il a refusé dernièrement 424 francs… Il l’eût cédé pour 425.
L’acheteur s’est entêté, et lui aussi. Et, maintenant, le sieur Legrand est enchanté d’avoir conservé son fidèle ami. il exerce la triple profession de rélameur, de raccommodeur de parapluies et de réparateur de porcelaine. Quand nous pénétrons dans son taudis, il a le verre en main et la mine réjouie d’un citoyen qui vient de célébrer la fête nationale en vidant un pichet de cidre.
Son petit œil est émerveillé et son verbe jovial. il nous raconte l’agression dont il a été l’objet la nuit dernière :
– J’étais couché et je dormais.- Je suis réveillé en sursaut par un bruit d’éboulement; j’entends Médor qui grogne. Je me lève, j’empoigne mon bâton et me rencontre nez à nez avec un individu de mauvaise mine. il me dit qu’il n’avait pas de domicile, et que, les gobes n’appartenant à personne, on avait le droit de s’y loger.
Je crie à Médor :’« Montre un peu à ce gaillard si nous sommes ici chez nous!» Médor s’est avancé, la gueule ouverte. Et le particulier n’a pas demandé son compte…
Le sieur Legrand se tord positivement en se rappelant la tète du vagabond qui s’était permis d’envahir son domicile. Ce sieur Legrand est doué d’un optimisme naturel qui lui montre le côté comique des choses.

J‘en ai rencontré d’autres qui s’accommodent moins gaiement de leur sort, et qui gardent au front un pli d’invincible souffrance. Tel le nommé Tournoy qui, d’une voix brusque et haineuse, m’a retracé ses mésaventures. Il habitait Nancy, sa ville natale, et y vivait convenablement de son métier de
maçon, lorsqu’il fit la connaissance d’une femme, Émélie Péré, plus âgée que lui et Normande d’origine: « Reviens donc avec moi à Dieppe, dans mon pays, lui répétait Émélie. Les ouvriers y sont mieux payés qu’ici. » Tournoy se laissa convaincre. Le voyage absorba leurs maigres économies. En arrivant à Dieppe, il chercha en vain du travail. Il se trouva sur le pavé, sans ressources.
il se réfugia dans les gobes pour ne pas dormir à la belle étoile.il partage son trou » avec la famille Mayeu, composée de six personnes, dont une
fille de seize ans, mère d’un enfant de dix-huit mois. Et tout cela grouille au milieu des gravats et de la vermine….. Tournoy serre les poings:
— Ah!si j’avais cent francs pour reprendre le train et retourner aux Vosges! Je me souviendrai de Dieppe, de ce port de malheur où l’on ne peut pas seulement gagner sa vie!
cent francs! Une bagatelle pour les riches! l’Eldorado pour l’infortuné Tournoy! résigné.
Il est mûr pour la révolte. L’armée anarchiste recrute partout ses soldats, même parmi les hommes des cavernes !

ADOLPHE BRISSON

 

UNE CURIOSITÉ DIEPPOISE LES « GOBES »

Dieppe possède une curiosité dont bien des Dieppois parlent sans la connaître. Il s’agit des gobes ». Le mot « gobe » (du celtique gob, bouche, gosier) désigne à Dieppe et en d’autres parties de la Normandie, une excavation, grotte ou caverne, comme on en trouve creusées dans le flanc des falaises crayeuses qui constituent le littoral de la Manche, depuis Cayeux (dans la Somme) jusqu’à l’embouchure de la Seine.
Elles s’ouvrent : les unes, dites du Bas Fort Blanc, à l’ouest de la ville, au dessous et un peu à droite du vieux château, si pittoresque, avec ses tours rondes des quatorzième et quinzième siècles…; les autres, à l’est, au delà du faubourg du Pollet (le vieux quartier des pêcheurs. non loin de cette vénérable bicoque qu’on appelle « le Petit Paris », à moitié flanc de la falaise que dominent à la fois le sémaphore et la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours.
De ces gobes,quelques-unes paraissent naturelles ,mais en général œuvre du travail humain, ce sont d’anciens trous de carrières abandonnées.
Sur l’âge de la plupart d’entre elles, on ne sait rien de bien positif. Quelques-unes passent pour très anciennes et pourraient bien dater du onzième siècle, époque où fut fondée la ville de Dieppe proprement dite. On ne connaît d’une façon précise que la date de deux des grandes gobes du Bas Fort Blanc. C’est en 1824 qu’un nommé Guénard les aurait creusées pour en extraire marne, craie et silex…
Quoi qu’il en soit, quelques-unes de ces gobes sont très profondes et elles sont habitées. Population curieuse à voir et à étudier : pour le simple amateur, le moraliste, l’économiste, le peintre en quête de modèles, etc.
Aux gobes du Bas Fort Blanc, nous ne trouverons plus Coquelet, dit » cœur de mal »  ainsi surnommé parce qu’il logeait en pleine marne. Nous n’y rencontrerons plus Banche, le bancal, avec son bâton ferré et sa tête caractéristique de brigand calabrais.On le dit mort de phtisie et d’alcoolisme,l’un amenant l’autre`. Ouvrier ivoirier, il aurait pu se faire de bonnes journées, s’il eût voulu. Mais l’eau-de-vie, la paresse et le reste… Jugez de l’individu. Un jour, des gens charitables louent
une chambre, lui fournissent établi, outils, ivoire, et lui procurent du travail. Trois jours après, notre personnage, ayant tout « bazardé », revenait clans son trou de falaise pour y fainéanter et boire. Maniaque. un peu poète il le croyait « ainsi qu’un ver de terre amoureux d’une étoile », il aimait mystiquement, platoniquement, une grande dame étrangère qui fut longtemps — de par sa fortune,sa grâce et sa beauté -une des reines de la fashion Dieppoise.
Il la suivait, à distance en soupirant,écrivant des vers ! ou des devises enflammées sur les murs de son adorée qui,semblable à l’héroïne du sonnet d’Anvers n’en a jamais rien su. Ah! C’était une bien grande dame !!!
Tout en ruminant ces souvenirs, nous sommes arrivés au pied de la falaise qui s’élève de 6O mètres au-dessus de la grève. Devant nous s’ouvrent deux grands trous en ogive. Ce sont là les deux principales gobes du Bas Fort Blanc. Nous salue au passage un bonhomme à allure de vieux marin, avec un gros béret sur la tête, les paupières rouges et classieuses, mais les yeux encore vifs, l’air finaud.

Il est comme le portier de ces lieux et semble nous inviter à entrer. Nous voyant chercher les dimensions de cette caverne, il nous explique qu’elle a 110 mètres de profond, 1O mètres de haut, 8 à 10 de large. Nous pénétrons jusqu’au fond de cet antre. Nous y trouvons trois ménages plus ou moins légitimes, campés plutôt que logés (tels des moutons dans un parc), à l’abri de petits murs en gros cailloux de silex. Rien ne peut donner l’idée du mobilier, de la vaisselle, des grabats et défroques infects que nous trouvons là. Quelle population! vice, paresse et misère mêlés… Nous sortons de là, fumant force cigarettes pour nous donner une contenance et dissiper des odeurs… innommables !…
Revenus au jour et à l’air pur, nous revoyons le bonhomme de tout à l’heure , le père Adolphe Lefèvre; il est en toilette de ville. Nous le reconnaissons toutefois, bien qu’il ait mis d’énormes lunettes bleues, revêtu une redingote crasseuse, et porte sur sa tète enveloppée d’un bandeau, un chapeau melon, au lieu de béret.
Il a avec lui sa femme. Ils veulent que nous visitions leur logis. Il consiste en une excavation s’en branchant à l’entrée à gauche de la gobe que nous venons de voir, et clôturé par un mur avec une porte au milieu. Mais ce mur n’atteignant pas jusqu’au haut de la voûte, le vent passe par-dessus comme dans une maison sans toiture. On doit y être enfumé ou y geler pendant l’hiver !

Nous trouvons là dedans quelque velléité d’ordre ou de confort. Mais quelle tristesse et quel dénuement, en dépit d’images d’Épinal, de gravures de piété, de vieux journaux illustrés, collés ou épinglés contre la paroi noircie, pour donner à cette logette de 12 pieds carrés un aspect gai et habitable!

Le père Lefèvre nous raconte son histoire. Il extrayait jadis de la marne; mais est venu « soixante-cinq ou soixante-six ans’ et avec lui les maladies bronchites, rhumatismes, membres gelés, jambe cassée. blépharites. Il a été trente-deux fois à l’hôpital. Malgré tout, il n’a pas un cheveu blanc ; sa femme non plus.
Nous visitons vite la gobe de gauche, semblable à la précédente, mais moins profonde. Nous n’y trouvons guère à signaler qu’un petit homme à barbe inculte, à figure expressive qui se mut à nous faire une conférence sur les gobes et les récents éboulements de la falaise. Et cela avec une facilité d’élocution, un choix du terme propre, une telle compétence, que j’interroge mon compagnon du regard.Qu’est-ce que cet homme la ? il se nomme Dufait. Beau parleur,tout prêt à pérorer devant n’importe qui et sur n’importe quoi,il a du recevoir quelques instructions.On dit même que c’est un ancien sous-officier! Et il est venu échouer là!
Et voilà tous les notables habitants de ces repaires. Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.
On ne nous avait pas trompés. Les gobes du Pollet sont bien plus intéressants. Elles ont longtemps abrité une bonne vieille légendaires, la Babet, affublée d’habits d’hommes, coiffée d’un bonnet de coton bleu, vivant de quelques débris et de charités ; type disparu, presque oublié. A l’entrée d’une grotte noire dont les hirondelles semblent éviter l’approche, un courant d’air frais nous saisit: une odeur âcre nous prend à la gorge. Au détour de la roche, nous apparaît , adossée contre la paroi, une espèce de petite maison indoue, arabe ou mexicaine. La façade de ce pittoresque édicule étale en un groupement original les objets les plus hétéroclites, statues en plâtre, carreaux en brique émaillée, plaques d’annonces en tôle vernie, vieux almanachs de tout âge, gravures de journaux illustrés, squelettes de poupées sans tètes ou sans bras, brocs ou seaux défoncés, objets divers hors d’usage ,etc. Encastrés à droite de la porte, deux débris de cruches en grès imitant des jarres antiques. Au-dessus de la porte, une sorte de grande amphore à long col ironiquement coiffée d’un chapeau de cocher. Au milieu de la corniche se balance un drapeau tricolore portant comme emblème, à l’extrémité de sa hampe, un petit buste de Chinois en porcelaine.

C’est là qu’habitent les Bocquet : le père, la mère et trois filles restent de dix enfants). Nous donnons de la porte un rapide coup d’œil sur l’intérieur qui ne répond pas aux promesses du dehors: de vieilles caisses en guise de tables ou chaises,un foyer rudimentaire qui enfume; deux grabats sans draps ni couvertures : le père et la mère couchent tout habillés sur l’un, les enfants sur l’autre.
Au sortir du palais Bocquet, gravissant trois mauvaises marches taillées dans le roc, nous trouvons en plein passage de vieux meubles, ustensiles et défroques de toute sorte, entreposés comme s’ils attendaient le camion du déménageur. Là campent, au vu de tous, les nommés Morisset et Brunel, perclus par l’âge mais unis par une touchante confraternité de misère… Puis, dans un renfoncement à droite, en plein noir, un amas de paille sale recouvert de loques. C’est le lit du père Pipe. Tel un chien sur un paillasson. Pas le moindre meuble ou ustensile. Rien… qu’une bouteille qui a dû servir de porte•chandelle, et un pot ébréché…
Nous arrivons dans la grande gobe qui s’allonge derrière l’atelier du peintre de marine Haquette, profonde de 70 mètres, haute et large de 8 mètres, avec annexes à droite et à gauche… A la voûte ou le long des murs sont pendues ou accrochées des cages d’oiseaux qui chantent tristement, regrettant le ciel bleu et le gai soleil. Il y en a jusqu’au fond de ce long couloir, où nous saluons les doyens des gobes, le père et la mère Victor Lefèvre. Elle, pêcheuse et vendeuse de moules, a soixante-treize ans; lui,’ marin retraité 200 francs de pension par an’, aux yeux malades et aux jambes rhumatisantes, en a soixante-deux.Dignes d’intérêt et d’estime tous deux, a toutes les propositions qu’on leur a faites de les prendre à l’hospice, ils ont répondu non. Pauvres ils sont on ne va pas loin avec 50 francs par trimestre : ils préfèrent vivre de peu, mais être indépendants. Et ils s’aiment, ces deux bons vieux époux ! comme à vingt ans!.

Mais voici la femme Catherine Saunier.Elle entr’ouvre une espèce de rideau fait de chiffons crasseux, cousus plutôt mal que bien, bout à bout et servant à masquer l’entrée de ses appartements.Elle nous prie d’entrer chez elle,une vielle chandelle a la main car il y fait noir comme dans un four. Elle a deux compartiments que séparent de petits murs de pierres à hauteur d’appui. Pour lit, une infecte paillasse posée à plat sur un gros tas de cailloux ; d’immondes guenilles en guise de draps et couvertures ! Des rats énormes viennent, nous dit-elle, la visiter la nuit et ronger ses draps. Elle nous en montre les trous. Un petit chien roquet qu’elle aime comme ses yeux a mille peines à leur donner la chasse! II y a seize ans un an de moins que les Victor Lefèvre) qu’elle réside et couche là ! Quelle misère hideuse!
Et quelle saleté! Les soins les plus vulgaires de propreté ou d’hygiène sont d’elle absolument ignorés ou oubliés. Mais c’est le cas de la plupart des habitants de ces bouges où l’influenza, il y a quelque cinq ans, a fait tant de ravages.

Tous ces gens-là vivent tant bien que mal, chacun chez soi, s’entendant assez bien en général, se rendant de mutuels services. Ils avaient dans le temps, et ils ont assurément encore un des leurs chargé de mettre l’ordre entre eux,réglant sans appel les contestations ou différends.S’il survient une querelle,ces toujours querelle de femme ou dispute d’ivrognes.
La population de ces tanières s’élève a environ quatre-vingt-dix habitants, tant au Pollet qu’au Bas Fort Blanc. Ils ont été parfois bien plus de cent. Ils font toute sorte de métiers, chiffonniers, haleurs de bateaux de pêche, ramasseurs de galets, déchargeurs de charbon il faut compter avec les chômages, transporteurs de harengs la saison n’a qu’un temps, etc. Aux premiers bourgeons du printemps, on en voit qui font des lieues pour aller dans les bois cueillir des asphodèles, c’est-à-dire des narcisses jaunes, appelés ici des « aillots », dont on expédie des chargements en Angleterre. Quand les aillots se vendent en gros deux ou trois sous les douze bottes, il en faut, pour faire quinze sous!
Un grand nombre spéculent sur la curiosité des visiteurs. Il en est qui ont lassé la charité publique par leurs exigences ou leur inconduite. Quelques-uns se plaignent de ne point trouver de travail : se donnent-ils bien la peine de chercher ? Les vieux pourraient aller dans un hospice, chez les Petites sœurs des pauvres, où ils trouveraient nourriture, gîte et excellents soins. Ils préfèrent leur liberté et souvent leur libertinage. Être chez soi, avoir un semblant de chez soi,vivre en vrai lazzarone,choisir ses occupations à son gré et à son heure,n’avoir à payer ni impôts ni loyer,se croire et se dire son maître.
Voilà pour eux le comble du bonheur.

A.L Hergé / dessins M.A Legrand

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