Jean-André Bouzard
IL est peu d’exemples, même dans les siècles de l’antiquité, d’un dévouement aussi vif pour sauver les hommes du danger, que celui que
fit paraître le pilote Bouzard , sur la fin du mois d’août 1777.
Pendant la nuit orageuse du 31 août 1777 , vers les neuf heures du soir, un navire, sorti du port de La Rochelle, chargé de sel, monté
de huit hommes et de deux passagers, approcha des jetées de Dieppe. Le vent était impétueux et la mer si agitée, qu’un pilote-côtier
essaya en vain quatre fois de sortir pour diriger son entrée dans le port.Bouzard,
l’un des autres pilotes, s’apercevant que celui du navire faisait une fausse manœuvre qui le mettait en danger, tenta de le guider avec le porte-voix et des signaux; mais l’obscurité, le sifflement des vents, le fracas des vagues et la grande agitation de la mer, empêchèrent le capitaine de voir et d’entendre: bientôt le vaisseau, ne pouvant plus être gouverné , fut
jeté sur le galet, et échoua à trente toises de la jetée.
Aux cris des malheureux qui allaient périr, Bouzard , sans s’arrêter aux représentations
qu’on lui faisait, et à l’impossibilité apparente du succès, résolut d’aller à leur secours
D’abord il fait éloigner sa femme et ses enfants qui voulaient le retenir; ensuite il se ceint le
corps avec une corde dont le bout était attaché à la jetée, et se précipite au milieu des
flots. Les marins seuls, ou ceux qui ont considéré , de dessus une éminence, les vagues irritées et leurs ondulations, surtout aux environs d’un objet qui leur résiste, peuvent se
former une idée du danger auquel il s’exposait. Après des efforts incroyables, Bouzard atteignit cependant la carcasse du navire, que la fureur de la mer mettait en pièces , lorsqu’une vague l’en arrache et le rejette sur le rivage. Il fut ainsi vingt fois repoussé par les flots, et roulé violemment sur le galet. Son ardeur ne se ralentit point ; il se replonge
à la mer : une vague violente l’entraîne sous
le navire. On le croyait mort, lorsqu’il reparut , tenant dans ses bras un matelot qui avait été précipité du bâtiment, et qu’il apporta à terre, sans mouvement et presque sans vie.
Enfin , après plusieurs tentatives inutiles , entouré de débris qui augmentaient encore le danger, et couvert de blessures, il parvient
au vaisseau, s’y accroche , et y lie sa corde. Bouzard ranime et instruit l’équipage ; il fait toucher à chaque matelot cette corde salutaire
qui leur trace un chemin au milieu des ténèbres et des flots ennemis. Il les porte même , quand les forces leur manquent ; il nage au- tour d’eux comme un ange tutélaire ; et, luttant contre les vagues qui redemandent, en rugissant, leurs victimes, il en dépose sept sur le rivage.
Épuise par son triomphe même, Bouzard
gagne avec peine la cabane où le pavillon est déposé : là, il succombe, et reste quelques instants dans un état de défaillance effrayant.
On venait de lui donner des secours ; il avait
rejeté l’eau de la mer , et il reprenait ses esprits , lorsque de nouveaux cris frappent ses oreilles. La voix de l’humanité, plus efficace
que toutes les liqueurs spiritueuses, lui rend sa première vigueur; il court à la mer, s’y précipite une seconde fois, et est assez heureux pour sauver encore un des deux passagers qui était resté sur le bâtiment, et que la
faiblesse avait empêché de suivre les autres naufragés. Bouzard le saisit, le ramène, et rentre dans la maison suivi des huit échappés à la mort, qui le proclament à haute voix leur sauveur. Des dix hommes qui montaient le navire, il n’en a péri que deux ; leurs corps ont été trouvés le lendemain sur le galet.
L’intrépidité que montra Bouzard, dans
cette occasion périlleuse , devient plus intéressante , plus admirable encore, lorsqu’on sait qu’elle était réfléchie de sa part ; que ce
n’était point un instinct aveugle de courage ,
ou une simple impulsion d’humanité , fortifiée par l’habitude de braver les dangers de la mer, et d’y échapper : c’était, chez cet homme vertueux, une résolution toujours subsistante , et un hommage journalier qu’il rendait aux mânes de son père , qui fut noyé
sans qu’on pût le secourir. Pour expier cette espèce de délit involontaire , Bouzard avait
fait le vœu de sauver, aux dépens de sa propre vie , tous les naufragés à qui il pourrait être utile. Il a tenu parole; de sorte que son
dévouement était une double vertu : en servant si chaudement l’humanité, c’était à la piété filiale qu’il payait un tribut. Ce motif,
qu’on n’a appris que depuis ce dernier acte de son courage , le rend encore plus grand et plus respectable.
Les habitants de Dieppe témoignèrent leur satisfaction à ce brave concitoyen, par des applaudissements souvent réitérés ; et depuis, le gouvernement acquitta la dette de l’état à
son égard , en répandant sur lui des bienfaits;
M. De Crosne, intendant de Rouen, instruisit le ministre directeur des finances de tout le détail de la belle action de Bouzard.
M. Necker en rendit compte au roi, prit ses ordres, et se hâta d’écrire lui-même au pilote de Dieppe la lettre suivante.
BRAVE HOMME,
« Je n’ai su qu’avant-hier, par M. l’intendant, l’action courageuse que vous avez faite
« le 31 août, et hier j’en ai rendu compte au
« roi, qui m’a ordonné de vous en témoigner
« sa satisfaction , et de vous annoncer de sa
« part une gratification de mille francs et une
« pension annuelle de trois cents livres. J’écris
« en conséquence à M. l’intendant. Continuez
« à secourir les autres, quand vous le pourrez,
« et faites des vœux pour votre bon roi, qui
« aime les braves gens et les récompense, »
Signé, NECKER, directeur général des finances.
Paris, le 22 décembre 1777.
Le contenu de cette lettre fut bientôt public à Dieppe. Tous les concitoyens de Bouzard vinrent le féliciter, et le pressèrent vivement
d’aller à Paris et de se présenter au roi pour lui en témoigner sa reconnaissance. Bouzard se rendit à leurs vœux. Le 3 janvier suivant,
il arriva chez M. Le Moyne , maire de la ville de Dieppe , qui était depuis quelque temps à Paris, et qui se chargea volontiers de le présenter à M. Necker, qui le conduisit lui-même à M. le comte de Maurepas. M. Le
Moyne , glorieux d’ accompagner partout le
brave Bouzard, ne tarda point à se transporter avec lui à Versailles. Il fut placé dans le salon d’Hercule, sur le passage de la famille royale. Un instant après, Sa Majesté traversa le salon. Le duc d’Ayen le fit apercevoir au roi, qui dit en le regardant avec sensibilité :
Voilà un brave homme, et véritablement un brave homme.
Ces marques publiques de bonté attirèrent autour de lui un si grand nombre de personnes de tout état, que la reine , qui passa quelques moments après, ne put que l’entrevoir: elle témoigna cependant par ses regards à ce brave homme, combien elle était touchée de l’action
qui faisait alors tout l’entretien et l’admiration de la cour. Bouzard reçut ensuite des ministres l’accueil le plus flatteur. M. de Sar-
tine, ministre de la marine, lui fit expédier un bravet de solde entière de vingt-deux livres par mois de ses anciens appointements, en
qualité de quartier-maître, quoiqu’il n’en sollicitât que la demi-paie. M. Bertin, dans le département duquel se trouve la Normandie , chargea M. Le Moyne de chercher, dans la ville de Dieppe , un terrain libre sur lequel
on pût bâtir une maison pour le brave Bouzard et sa famille. M. le garde des sceaux, qui était sur son départ pour Paris, l’invita à venir le voir. Il n’a pas moins été accueilli dans cette capitale , où M. le duc d’Orléans ,M. le duc et madame la duchesse de Chartres, et M. le duc de Penthièvre lui firent éprouver
les mêmes marques de bonté et de bienfaisance. Les encouragements donnés à la vertu , sont faits pour en multiplier les actes. Heureuse, mille fois heureuse, la nation qui les accorde et les reçoit !
Il avait la taille d’un Hercule, près de six pieds ; petite tête, larges épaules, une jambe estropiée par une blessure honorable gagnée au service du roi. Au milieu des grands de
toute espèce, rien ne l’intimidait ni ne l’embarrassait; il conservait un maintien honnêteet noble.
Bouzard, né brave, ne voyant dans son action que le devoir d’un homme envers les autres, était étonné de la récompense dont le prince l’avait honoré. « J’ai fait, disait-il,
« beaucoup d’actions comme, celle-là; je ne
« sais pourquoi ma dernière ( c’est son terme)
« fait tant de bruit. Mes camarades sont aussi
« braves que moi » D’après son cœur,
quelle haute idée il a des hommes, et quelle estime les hommes doivent avoir pour lui! A son retour de Versailles, trouvant la mer mauvaise, il ne voulut pas permettre que ce- lui qui l’avait remplacé pendant son absence restât un jour de plus, quoique le mouvement de la voiture, dans laquelle il n’avait jamais été que pour ce voyage, lui eût ôté l’usage de
presque tous ses membres, et quoiqu’il fût appelé chez lui par la joie de revoir sa femme et ses enfants qu’il aimait avec la sensibilité qui
faisait le fond de sort caractère, et qui probablement était la source de son extrême courage. Vous voyez, messieurs, que les louanges
et les bienfaits n’avaient altéré en rien cette âme simple et sublime.
Le plus grand chagrin qu’il disait avoir
éprouvé dans sa pauvreté, était de ne pouvoir acheter des cordages pour aider les vaisseaux dans les accidents : « J’étais, ajoutait-il, rebuté
« d’en emprunter; il s’en perd, il s’en casse
« par la force des coups de mer : je n’osais revoir ceux qui me les avaient prêtés , parce « que je n’avais pas de quoi leur rendre ……
Son ambition se borna ensuite à obtenir la
permission d’avoir un mât de plus, pour pou-
voir donner à son fanal une élévation plus con-
sidérable.
Le Brave Homme , fidèle à son serment et
aux devoirs qu’il s’était imposés envers l’humanité en péril, continua la nuit et le jour à surveiller le port et les jetées de Dieppe. A la
moindre apparence d’agitation de l’Océan, ou de quelque vaisseau ou barque en détresse ,
Bouzard s’élançait dans les flots, muni de cordes , et dirigeait l’équipage vers le port. Si la mer en fureur s’y opposait, et qu’il ne pût y
conduire le bâtiment, il se saisissait des matelots et des passagers, et les remettait en détail sur le rivage.
Dans le courant de l’automne 1786, le brave Bouzard s’aperçut vers le milieu de la nuit qu’une barque périssait à peu de distance des
jetées. Attiré par le cri des malheureux qui se débattaient dans les flots, il leur jeta des cor- des , dont il avait toujours le plus grand soin
de se pourvoir, et appela à son secours ceux qui se trouvaient sur le rivage à portée de l’en- tendre. L’obscurité était si grande qu’il ne
pouvait apercevoir ceux qui étaient dans le péril, et qu’eux-mêmes avaient de la peine à
distinguer le faible secours qu’on leur présentait. Le fils de Bouzard était du nombre des six hommes naufragés; il fut assez adroit pour
s’emparer d’une corde qui l’aurait conduit
promptement à la jetée ; mais voyant à ses côtés un malheureux enfant de quatorze ans , dont les forces étaient déjà épuisées et qui se
laissait entraîner par les vagues, en digne fils du brave homme , il résolut, au risque de sa vie, de le sauver du danger. Pour y parvenir plus sûrement, il lui passa le bout de la corde sous les bras et se la passa lui-même entre les cuisses. Ce double fardeau la fit rompre ; un
cri de celui qui tenait cette corde avertit Bouzard père de l’accident ; il en jeta prompte- ment une autre que son fils saisit. Ce jeune
homme intrépide s’était décidé à ne pas abandonner dans une situation si critique cet enfant qu’il avait pris sous sa sauve-garde, qui
s’attachait fortement à lui, et qui plongeait dans la mer chaque fois qu’il quittait prise. Il le lia de nouveau avec une seconde corde, et fut assez heureux , à l’aide de son père, pour le remonter ainsi garrotté sur la jetée , à plus de dix-huit pieds d’élévation du niveau de la mer. Trois autres furent également enlevés aux flots par le secours des cordes de Bouzard.
N’omettons point un des beaux traits de l’âme sensible du brave homme. Bouzard père toujours compatissant et entraîné par son active humanité, considéra moins en cette occasion le salut de cinq malheureux , dans le
nombre desquels était son fils, que la mort du sixième ; et l’on a eu beaucoup de peine à le consoler d’une perte qu’il se reprochait en
quelque manière.
Cette belle action de Bousard fils, qui l’associait à la gloire de son père , n’était pointle coup d’essai de son courage; en 1784, il avait déjà sauvé la vie à quatre naufragés. M. de Crosne, alors intendant de Rouen, le récompensa dune gratification de quatre cents livres. MM. de la Chambre du Commerce y ajoutèrent une médaille d’argent, comme ils
en avaient donné une d’or précédemment au
père.
Louis XVI avait conçu la pensée de donner en récompense à Bouzard une maison bâtie sur la jetée de Dieppe. Napoléon, se trouvant dans cette ville, voulut accomplir son vœu, et affecta une somme de huit mille francs pour la construction de ce petit monument. Le vieux Bouzard n’existait plus, mais l’empereur se fit présenter le fils, devenu, jeune encore, une nouvelle providence pour les naufragés, et lui attacha de sa main la croix d’honneur sur la poitrine, en le félicitant d’avoir été le digne héritier du courage et du dévouement de son père.
Le fils de ce second Bouzard, préposé à son tour à la garde du phare et du pavillon sur la jetée de Dieppe, avait aussi été décoré d’une médaille d’argent et d’une médaille d’or pour ses services et son dévouement ; en 1834, il reçut, comme son père, la croix de la Légion d’honneur.
La maison Bouzard, que les travaux d’amélioration de l’entrée du port obligèrent plus tard de détruire, portait cette inscription :
RÉCOMPENSE NATIONALE À J. -A. BOUZARD POUR SES SERVICES MARITIMES
En 1867, lors du baptême d’un canot de sauvetage à Dieppe, canot qui portait le nom de Jean-Bouzard, son petit-fils, au milieu du cortège de la fête, tenait le guidon du canot, et les autres descendants du sauveteur portaient, avec un respect filial, le buste de celui qui a donné à leur famille de véritables lettres de noblesse.
selon les archives il existe plusieurs orthographe pour Bouzard,Bousard,Boussard
Histoire des naufrages … – Tome second – par J.B. Eyriès – 1818