« Médard et la Merluche »

MEDARD habitait dans la forêt d’Eu aux confins de la Picardie et de la Haute Normandie. Il croyait à l’argent comme Picard et aux sorciers comme Normand. Il avait un âne et une femme. L’âne lui servait à transporter à la ville les branchages qu’il coupait dans la forêt ; la femme à l’endêver en lui reprochant du soir au matin de n’être pas un richard. Ce n’était pas de sa faute : ses parents, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents et ses arrière-arrière-grands-parents étaient nés sans le sou et l’Eulalie le savait bien en l’épousant ; mais les Eulalie chantent toujours des cantilènes et celle-là braillait plus fort que ne brayait l’âne quand il avait envie de se rouler dans l’herbe.

 Pour tout dire, Médard était très malheureux. Pas d’argent et une femme, c’est plus que n’en peut supporter un misérable. Le 21 janvier, qui était un jeudi, il s’en fut dans la forêt pour y couper du bois. Il faisait si froid qu’il sentit ses mains toutes bleues aussi mortes que du bois mort. Ne pouvant même plus manier la serpe, il s’assit au pied d’un arbre et se mit à pleurer.

— Vingt diapes, dit-il tout découragé, si seulement je rencontrais la mort, je lui dirais bien de me prendre. Je n’aurais pas beaucoup plus froid et je n’aurais plus l’Eulalie !
— Eh ! Médard ! dit une voix près de lui. Il se retourna effrayé. Il n’y avait personne.
— Médard ! reprit la voix. Le pauvre diable se mit à trembler, non plus de froid, mais d’épouvante.
— Je me suis trompé, cria-t-il, je me suis trompé, Madame la Mort ! Ce n’est
pas vous que j’appelais. Je parlais comme ça, tout seul, et quand je suis seul, il faut toujours que je dise des sottises !
— Je ne suis pas la Mort, reprit la voix. Je suis l’enchanteur Merlin. Tu ne me connais pas parce que j’habite Brocéliande, en Bretagne, mais une fois l’an, je viens inspecter mes domaines de Normandie et de Picardie, car je suis suzerain de la forêt d’Eu. Pourquoi pleures-tu ?
— Parce que j’ai froid, parce que je suis pauvre, parce que je suis marié, dit Médard un peu rassuré et regardant de tous côtés autour de lui pour tâcher de voir l’enchanteur. — Que tu aies froid, cela n’est pas grave, dit l’enchanteur ; un bon feu te réchauffera. Que tu sois pauvre, cela peut s’arranger ; que tu sois marié, je n’y puis rien et c’est très ennuyeux ; mais aussi, pourquoi as-tu épousé cette Eulalie ?
— Parce qu’elle fait très bien la soupe aux fèves et qu’il me fallait bien une femme pour tenir mon ménage, expliqua Médard ; mais si j’avais su, je serais resté garçon.
— Ouais, dit Merlin, c’est ce que disent tous les hommes mariés.
— Dame, répondit naïvement Médard, avant ils ne savent pas.
— Allons, dit la voix, tu es un brave homme et je veux faire quelque chose pour toi. Je vais te rendre riche pour le reste de tes jours et, de la sorte, Eulalie ne te disputera plus. Je n’y mets que deux conditions : souviens-toi que tu es pauvre et sois bon pour les malheureux, et deuxièmement, tous les 21 janvier, reviens ici pour me saluer.
— Tous les jours, Monseigneur Merlin ! tous les jours ! cria Médard éperdu de joie.
— Ce serait peine perdue, reprit l’enchanteur. Je t’ai dit que je ne viens ici qu’une fois par an. Le 21 janvier, n’oublie pas. Maintenant, rentre chez toi. Chauffe tes mains, prends un pic et creuse tout autour du pommier de ton jardin ; tu y trouveras un trésor. Fais-en bon usage et n’oublie pas le 21 janvier.
— Oh ! ça, jamais ! dit Médard. Merci, Monseigneur Merlin, grand merci ! Enfourchant son âne, il se hâta de rentrer dans sa cabane. Eulalie l’y attendait, la dispute à la bouche et toute une kyrielle de « fainéant, âne rouge, imbécile et que j’ai-été-malheureuse-d’épouser-un-homme-pareil » à sa disposition.
— La paix ! dit Médard ; je t’apporte la fortune. Eulalie avait trop envie d’avoir sa dispute pour se contenter de cette simple assertion. Elle commençait à dévider son chapelet d’injures, mais l’attitude de Médard lui fit comprendre qu’il s’était passé quelque chose d’anormal, et la curiosité l’emportant sur le plaisir de l’invective, elle se tut, ce qui lui coûta un gros effort.
— Nous sommes riches, dit Médard. Comprends-tu ce que cela veut dire, riches ? Monseigneur Merlin me l’a dit : il y a un trésor sous le pommier. Aide moi à le déterrer et c’en sera fini de notre misère !
— Tu peux bien faire ton travail tout seul, dit Eulalie pour ne pas laisser se refroidir une querelle qui pouvait resservir si l’on ne trouvait rien sous le pommier. C’est toujours la même chose : il faudrait que ce soit moi, pauvre malheureuse femme, qui fasse toute la besogne pendant que monsieur flânoche et se prélasse sur son âne ou va se promener. — Eh, diape ! dit Médard exaspéré. Aide-moi ou ne m’aide pas, mais laisse moi tranquille ! Il prit avec décision une pioche et commença à défoncer la terre autour du pommier. À tout hasard, l’Eulalie criait qu’il allait abîmer un arbre qui donnait de si beaux fruits et qu’ils n’auraient rien à manger l’automne venu par sa faute ; mais lorsqu’elle entendit le fer sonner contre du métal, elle demeura coite et les yeux écarquillés de surprise. En trois coups rapides, Médard dégagea une forte cassette et la mit au jour. Un dernier coup de pioche l’ouvrit : elle regorgeait d’or et de bijoux. — Eh ben, dit l’Eulalie sidérée, et ben, si je l’avais cru !
— Te vois, dit Médard triomphant, que Monseigneur Merlin ne m’avait pas trompé. Quel brave enchanteur ! L’Eulalie se reprit vite. Ce n’était pas parce qu’elle était devenue riche qu’elle allait perdre une belle occasion de chamaille.
— Imbécile ! dit-elle. Quand je pense qu’il y a dix ans que tu aurais pu trouver c’te cassette et que tu m’as laissée mourir de faim à côté d’un trésor ! Ah ! ma mère avait bien raison de me dire que j’épousais un égoïste et un grippe-sous ! Cet avantage pris et la fortune rendant les femmes câlines, elle se dit qu’il ne fallait tout de même pas exagérer et l’embrassa en signe de paix. Le trésor étalé sur la table, ils prirent le temps de la réflexion.
— On va s’acheter un carrosse, dit l’Eulalie.
— Non, répondit Médard. On ne changera rien à notre existence pendant quelque temps et…
— C’est ça, cria Eulalie, enchantée d’une nouvelle occasion de querelle, tu m’as laissée dans la misère pendant dix ans et tu voudrais continuer ! Avare ! Vilain ladre ! Ah ! on a bien raison de dire que la Saint-Médard amène la pluie : une pluie de larmes, pour sûr ! La richesse avait rendu Médard conscient de sa valeur. Il haussa les épaules.
— Tu ne comprends pas que si nous achetons un carrosse, les voisins se demanderont où nous avons pris l’argent, pauvre sotte. J’aurai beau leur dire que c’est Monseigneur Merlin qui m’a indiqué la cache au trésor, ils refuseront de
me croire et nous mettront en prison pour pouvoir confisquer la cassette ! Il faut y aller prudemment et ne changer nos habitudes que petit à petit ! L’Eulalie demeura pantoise. Elle n’avait jamais soupçonné que son Médard pût être intelligent.
— Tu as raison, dit-elle. Pour une fois, tu as raison. Ça ne rachète pas toutes les fois où tu as eu tort, mais je suis obligée d’en convenir. Tu iras au bois demain comme hier et je ferai une soupe aux pois comme d’habitude.
— Tu pourras tout de même acheter un morceau de lard, dit Médard. Il faut aussi habituer les voisins à notre richesse. Le lendemain, Médard retourna au bois, puis le surlendemain. — Monseigneur Merlin, je vous salue très humblement, disait-il en passant devant le rouvre d’où il lui paraissait que la voix était sortie. Merlin ne répondait pas. Sa tournée d’inspection terminée sur ses terres picardes, il devait avoir regagné la forêt de Brocéliande en Bretagne. Peu à peu, Médard déserta le bois. Il n’y fut plus qu’une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois et cessa de s’y rendre. Il avait vendu son âne et acheté un lopin de terre. Au bout de six mois, il revendit le lopin et, avec les bénéfices supposés qu’il avait faits sur l’opération, en acheta un plus grand qu’il revendit encore pour un troisième d’importance. Les voisins en conçurent pour lui de l’estime.
— Ce Médard, disaient-ils, qui l’aurait dit ? C’est un malin. Il a eu l’idée de se faire marchand de fonds et il fait tout doucettement fortune. C’est tout de même un homme de mérite, parti de rien, et qui a eu bien du courage, surtout avec une femme comme Eulalie, qui est une véritable teigne, révérence parler. Ils avaient tort d’ailleurs de médire d’Eulalie. La fortune l’avait beaucoup adoucie et elle ne querellait plus Médard que pour n’en pas perdre l’habitude. Le 21 janvier suivant et tous les 21 janvier, Médard se rendait ponctuellement dans le bois et saluait l’enchanteur.
— Je vous présente mes très humbles respects, Monseigneur Merlin, disait-il en tirant son bonnet richement fourré. Je suis riche grâce à vous et vous en remercie bien sincèrement.
— C’est bien, disait la voix de l’enchanteur. N’oublie pas ma recommandation. Sois bon pour les pauvres et charitable.
— Je n’y manquerai pas, Monseigneur Merlin, disait Médard. Et grand merci encore.
— Il n’y a pas de quoi, concluait la voix. À l’année prochaine et porte-toi bien. J’espère qu’Eulalie ne t’enrage pas trop.
— Heu, disait Médard en s’en allant, c’est selon les jours. C’est une femme, vous savez ce que c’est…
Au fond de lui-même, il ne demandait pas mieux que d’être bon envers les pauvres, comme Monseigneur Merlin le lui avait recommandé, mais l’administration de sa fortune lui donnait beaucoup de travail et, l’ambition lui étant venue, il s’occupait de politique, ce qui ne lui laissait guère de temps pour s’occuper des pauvres. Au reste, il avait pris de l’assurance depuis que les voisins l’appelaient Monsieur Médard et qu’il avait fait construire une confortable maison à la ville sur les soi-disant bénéfices que lui laissaient ses ventes de terrains. Il s’était découvert beaucoup de parents et d’amis, mais aucun pauvre dans ses relations. Il advenait qu’un mendiant frappât à la porte, mais l’accueil d’Eulalie le décourageait aussitôt de revenir.
— Il n’y a pas de travail pour les va-nu-pieds, disait-elle d’une voix aigrelette. Prenez un quignon de pain à la cuisine et passez votre chemin, bonhomme ! Le bonhomme prenait un quignon à une servante accablée de besogne et de récriminations, et passait son chemin. Au quatrième 21 janvier, Médard prit le chemin du bois, laissa son cheval à l’orée et, prenant bien garde de ne pas déchirer ses beaux habits aux ronces des fourrés, se rendit à la clairière.
— Sire Merlin, dit-il sans penser à ôter son bonnet, j’ai un service à vous demander.
— Que veux-tu ? demanda la voix.
— Je voudrais être prévôt de la ville, expliqua Médard.
— Qu’est-ce qu’être prévôt ? interrogea Merlin.
— C’est une sorte de conseiller municipal, un peu officier d’état civil, un peu juge de paix.
— Tu le seras, reprit Merlin, mais pense à rendre bonne justice.
— Oh ! pour cela, n’ayez garde, je sais trop ce que je vous dois. Merci, sire Merlin, et à l’année prochaine. Un mois plus tard, Médard fut effectivement nommé prévôt de la ville. Cela accrut d’autant sa puissance auprès de ses concitoyens. On vantait son bon sens et son équité. Il n’y eut qu’un villageois pour se plaindre, mais c’était un misérable et l’on n’y fit pas attention. Ce pauvre diable qui se nommait Mathieu avait procès contre un riche filateur, son ancien patron. Son bon droit éclatait tellement que Médard lui donna procès gagné. Le patron ne l’entendit pas de cette oreille. Il s’en fut trouver Monsieur le juge Médard chez lui et lui fit entendre qu’en réformant le jugement, il aurait sa voix à la prochaine élection pour pourvoir au remplacement du bourgmestre.
— Je voudrais bien vous faire plaisir, objecta Médard, mais cela ne se peut pas : le jugement est déjà transcrit sur le registre. Il faudrait arracher la page pour en écrire un autre et cela est impossible : elles sont numérotées.
— Eh ! dit Eulalie qui assistait à la conversation, tu n’as qu’à l’effacer et en transcrire un autre en place. Tu n’es vraiment pas malin, mon pauvre homme ! Puisque Monsieur Gresset que voilà te dit que cela lui ferait plaisir. Il faut toujours faire plaisir quand on le peut. Tu lui épargneras de payer des écus à Mathieu qui n’en sera pas moins misérable et qui, après tout, n’a peut-être pas si raison que tu l’as cru. Ce sera justice et une bonne action, comme qui-tu-sais te recommande d’en faire. Médard se laissa convaincre. À la nuit, il revint à la justice de paix, renversa un flacon d’encre sur le jugement donnant gain de cause à Mathieu, prit sa plume et écrivit au-dessous : « Une poule étant entrée dans le prétoire et ayant renversé l’encrier sur le registre, je retranscris le jugement effacé et dis que Mathieu a tort, M. Gresset raison et déboute Mathieu de sa plainte. » C’est depuis ce temps-là qu’on dit en justice, lorsqu’une cour d’appel contredit un jugement rendu par le tribunal, qu’elle a rendu un arrêt « à la poule ». Mais bien qu’on n’eût prêté que peu d’attention aux plaintes de Mathieu, il ne manqua pas de mauvais esprits dans le pays pour dire que Médard avait commis une injustice et sa candidature aux fonctions de bourgmestre en fut rendue plus difficile. Par bonheur le 21 janvier approchait. Médard prit sa calèche, ordonna à ses gens de s’arrêter à l’entrée du bois, et, cinglant les ronces d’une badine désinvolte, s’en fut à son annuel rendez-vous.
— Holà, Merlin ! dit-il. Es-tu là ? J’ai besoin de te parler.
— Que veux-tu ? demanda la voix. N’es-tu pas satisfait de ton sort ?
— Je ne m’en plains pas, dit Médard, mais je voudrais être bourgmestre de la ville. C’est peu de choses et tu ne peux me refuser cela. De vieux amis comme nous…
— C’est bon, repartit l’enchanteur. Tu le seras puisque tu le souhaites, mais n’oublie pas mes recommandations.
— Mais oui, mais oui, dit Médard légèrement, je les sais par cœur depuis bientôt dix ans que tu me les répètes. Adieu, Merlin ; bonjour à ta Bretagne… Confortablement installé dans sa calèche que ses gens précédaient en criant : « Gare ! faites place à Monsieur Médard ! » il regagna le château qu’il achevait de construire et, comme Merlin le lui avait promis, il fut bourgmestre le mois suivant.
— Si tu sais mettre les gens riches dans ton parti, lui répétait Eulalie, tu seras gouverneur de la province. Il n’y faut qu’un peu d’adresse et de savoir-faire. Tâche de te montrer à la hauteur des circonstances et par la même occasion, renvoie donc le maître d’école. Je me suis disputée avec lui hier parce qu’il avait l’audace de dire en me regardant de biais que bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Il s’est excusé en disant que ce n’est pas du tout à moi qu’il
pensait, mais je suis bien sûre du contraire. Médard congédia le maître d’école qui avait près de soixante-dix ans et se trouva réduit à la misère, puis, suivant les conseils d’Eulalie, il entreprit de se concilier les riches de la ville. Tout d’abord, il diminua leurs impôts puis exempta leurs domestiques des corvées de voirie ; mais comme il fallait tout de même de l’argent dans les caisses et que les chemins fussent entretenus, il augmenta d’autant ceux des pauvres et doubla leurs prestations. Cela fit crier les pauvres, mais Médard n’en eut cure : les riches étaient contents et le baron Dutilleul de Mornefontaine, qui avait accès chez le Roi, l’invita à déjeuner. En feuilletant son calepin, Médard s’aperçut que l’invitation tombait le 21 janvier.
— Ma foi, dit-il, tant pis pour Merlin, je n’irai pas au rendez-vous. Aussi bien, je suis assez puissant pour pouvoir me passer de lui, désormais.
— Vas-y tout de même, dit Eulalie, c’est une question de politesse et tu auras vite fait. Maugréant, Médard monta dans son carrosse, commanda à son escorte de l’accompagner et se dirigea vers le bois où il entra seul, pestant contre les branches qui le gênaient.
— Holà, Merluche ! cria-t-il. Je t’attends ! Dépêche-toi, je suis pressé !
— Que me veux-tu encore ? dit la voix.
— Rien, répondit Médard, sinon te dire que j’en ai assez de perdre mon temps à te venir saluer. Je t’ai dit bonjour, me voilà quitte. Adieu. À l’année prochaine, si j’ai le temps… — Ah ! vilain ! vilain ! répondit Merlin. Tu ne plaignais pas ta peine lorsque tu venais charger ton bois sur ton âne et que tu priais la Mort de te décharger de ton fardeau. Tu m’as d’abord appelé Monseigneur Merlin, puis sire Merlin, puis Merlin tout court et c’est maintenant le sobriquet dérisoire de Merluche que tu me jettes. Tu trouves au-dessous de ta dignité de me rendre l’hommage qui m’est dû. Il y a longtemps que j’attendais ce moment. Tu as été dur avec les pauvres, injuste envers ceux qui te demandaient justice, odieux avec les misérables dont tu étais il y a si peu. Tu ajoutes l’ingratitude à la dureté du cœur. Puisque tu as mal profité de la richesse que je te donnai pour faire le bien, tu tomberas aussi bas que tu étais monté haut.
— Je me moque bien de tes menaces, rétorqua Médard. Je suis assez riche pour n’en avoir cure. Adieu ! le baron Dutilleul de Mornefontaine m’attend. Je ne le ferai pas attendre pour une Merluche ! À grands pas, il quitta le bois, se jeta dans son carrosse et commanda qu’on le conduisît ventre à terre chez le baron. Il n’avait pas fait un quart de lieue que l’essieu du carrosse se rompit et qu’il se trouva précipité dans un grand fracas de
bois brisé et de glaces en miettes, souillé de poussière et ses beaux habits lacérés. Pestant contre le mauvais sort, il s’extirpa à grand-peine de l’amas confus qui avait été un carrosse, injuria ses gens, prit un cheval, et, n’ayant plus le temps de rentrer chez lui pour se changer, se présenta de la sorte au baron Dutilleul de Mornefontaine, qui le reçut très mal et lui reprocha son manque d’égards.
— Que diable, lui dit ce gentilhomme d’un air mécontent, que diable, lorsque j’invite quelqu’un à déjeuner, il ne va pas faire des courses matinales en carrosse ! Cela n’est pas dans l’usage et c’est se conduire en croquant, permettez-moi le mot, Monsieur Médard, en croquant ! Vous voilà mis comme un palefrenier ; le rôti est brûlé par votre retard, le vin trop chambré et le repas gâté ! Fi ! Et vous souhaitiez que je vous recommandasse à Sa Majesté pour le poste de gouverneur de la province, fi ! Balbutiant, Médard tâcha de s’excuser, mais le baron Dutilleul de Mornefontaine était intransigeant sur les principes et le bourgmestre déconfit n’eut qu’à regagner son château en maugréant contre ce maudit carrosse, cause de tout le mal, et contre ses chaussures qui le blessaient dans sa marche, puisque, faute de voiture, il devait rentrer à pied, son cheval étant fourbu. À un tournant de la route, il aperçut une grande lueur.
— Qu’est-ce là ? demanda-t-il à un cantonnier qui, la main en auvent sur les yeux, regardait le lointain brasier.
— Sauf erreur, Monsieur le bourgmestre, c’est votre château qui brûle, répliqua l’homme le plus tranquillement du monde.
— Courez ! courez ! dit Médard, que faites-vous là au lieu de prêter la main aux secours !
— Bah ! dit l’homme insolemment, ce n’est jamais que la maison d’un méchant qui flambe. Je ne vais pas me déranger pour si peu ! Sans répondre, Médard précipita sa marche. Lorsqu’il arriva, son beau château neuf n’était plus qu’un amas de cendres. Eulalie l’attendait, furieuse, et n’ayant pu sauver du désastre que le mouchoir dont elle étanchait ses pleurs sur son visage barbouillé de suie.
— Te voilà ! Coquin ! cria-t-elle. Tu fais ripaille tandis que ton château brûle et qu’on élève des barricades contre toi !
— Des barricades ? dit Médard tout essoufflé.
— Oui, des barricades ! Le vilain Mathieu a soulevé la populace contre toi. Te voilà chassé de la municipalité et le maître d’école que je te fis congédier, proclamé bourgmestre en ta place. Tu es aussi déchu de tes fonctions de juge par la voix populaire et M. Gresset, l’homme à la poule, a été fessé en place publique.
— Qu’on appelle la troupe, hurla Médard hors de lui. Qu’on réduise cette
canaille par la force !
— La troupe s’est solidarisée avec les émeutiers, larmoya Eulalie. À l’heure qu’il est, elle pille nos autres maisons et coupe les arbres de nos vergers.
— Du moins, marmonna Médard consterné, la propriété de nos terres nous demeure-t-elle. Lorsque l’émotion populaire sera calmée, aurons-nous encore une belle fortune…
— Non point, dit Eulalie. Un ordre du Roi a prononcé leur confiscation au profit de la commune sur le rapport qui lui a été fait de ce qu’ils nomment tes « exactions ». — Eh bien, dit Médard se raccrochant à une dernière espérance, il nous reste de l’argent, des bijoux, la fameuse cassette de cet animal de Merlin.
— Nenni, répondit la femme en redoublant de pleurs et plus semblable, dans l’excès de sa colère, à une furie qu’à une femme honnête, nous n’avons plus un sou. Tu as trop tiré sur la corde, imbécile que tu es ! La confiscation ne vise pas que nos terres, elle frappe tous nos biens, meubles et immeubles. Nous sommes dépouillés de tout ce que le feu et l’émeute n’ont pas anéanti ou dispersé.
— Il me reste encore la liberté, dit Médard furibond, et la Merluche ne peut rien contre elle !
— Au nom du Roi, je vous arrête, dit un exempt en surgissant derrière lui. Vous êtes inculpé de concussion et forfaiture et finirez vos jours aux galères. Médard baissa la tête. Il comprenait trop tard l’étendue de ses fautes et la puissance de l’enchanteur qu’il avait raillé dans la dureté de son cœur. Encadré de soldats, il suivit l’exempt avec Eulalie arrêtée comme complice. On les jugea en Parlement. Eulalie finit aux Petites Maisons avec les voleuses et les homicides et Médard prit la rame en mains. Sous le fouet de la chiourme, il composa une complainte relatant son aventure et dont le refrain tenait en quatre vers :

J’ai voulu être plus malin
Que Merlin
Et je suis tombé dans l’embuche
De Merluche.

Contes et légendes de Picardie
De André Chassaignon

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