Marianne ou la récolte de la faine

PAYSAGES ET PROFILS RUSTIQUES DU BRAY NORMAND.

LA FORÊT-MARIANNE OU LA RÊCOLTE DE LA FAINE.

 

Les touristes et les sylviculteurs s’accordent à signaler la beauté hors ligne de la vaste forêt du comté d’Eu.
Placée sur les coteaux historiques qui s’étendent en ondulations variées depuis Aumale jusqu’à Eu, elle relie presque sans interruption, le long de la rive gauche de la Bresle, les sièges des deux anciennes seigneuries principales du Pays de Bray.
Cette forêt est belle, non seulement par son développement sur une face territorial de plus de 80 kilomètres, mais encore par l’abondance singulière de ses végétations, la vigueur de ses hautes futaies de chênes et de hêtres, où l’industrie et la marine s’approvisionnent depuis des siècles.

Son voisinage assainit naturellement la vallée de la Bresle. Il est remarquable, en effet, que les populations de cette vallée, quoique resserrées entre de hautes collines, au sein d’un pays primitivement marécageux, sont à l’abri des fièvres paludéennes qui règnent dans d’autres contrées du département en apparence mieux exposées.
Là, bon nombre d’habitants conduisent en état de santé. Leur paisible existence jusqu’à quatre-vingt-dix et même cent ans résultat que, pour être juste, il faut peut-être attribuer aussi à l’éloignement des grandes villes, à l’absence des chemins de fer, à la lenteur du progrès industriel local, qui n’a pas encore permis de doter cette silencieuse et rustique vallée de manufactures retentissantes, avec leurs compléments obligés de cabarets et de guinguettes.

Si nous nous trompons, l’historien futur de la vallée de Bray pourra le dire, car il est en ce moment question d’appeler, dans les gras pâturages de l’arrondissement de Neufchâtel, la machine infernale de Watt et, Crampton, — en d’autres termes, le principe de l’accélération de toutes chose : du bien comme du mal…
Notre forêt, qui comprend une superficie de 8,971 hectares, a été réunie au domaine de l’Etat en 1850.
Auparavant, elle était administrée par le domaine privé de la famille d’Orléans.
À l’aide de travaux de Construction de routes, de pavillons groupés avec art dans de larges éclaircies, de réserves de chasse et de bassins, on était parvenu, en dix-huit années, à faire de ce vaste domaine un immense et magnifique parc, dépendant du Moderne Château d’Eu, avec la mer pour horizon et pour lieu de plaisance.

C’est là qu’en 1845, la reine d’Angleterre et le prince Albert, dans une visite qui présageait de longues amitiés, s’épuisèrent à bon droit — quoique Anglais — en exclamations admiratives…
Certes, l’abandon. Forcé de cette splendide résidence et de ces embellissements accomplis avec tant de persévérance et de bonheur, ne dût pas être le moindre regret du vieux monarque et des siens, lorsqu’il fallut quitter le sol de la France, et abandonner aux hasards des révolutions les tombeaux mêmes des ancêtres…

Revenons :
Cette administration particulière du domaine privé, n’étant pas liée, comme celle des domaines de l’Etat, par les exigences de là règle, pouvait comme elle le faisait en réalité, — se montrer animée d’un grand esprit de bienveillance pour les pauvres populations riveraines de la forêt.

Ainsi, ses officiers, ses gardes (ou bandouliers, comme on disait autrefois.) n’étaient pas trop rigoureux dans la justification des titres en vertu desquels les pauvres gens continuaient, sous les yeux de l’administration, d’exercer certains usages peut-être parfois abusifs, mais doublement précieux pour les communes et les particuliers. Indépendamment des travaux d’exploitation des Coupes, de percement et d’entretien de routes, de plantations, défrichements, charbonnage et sabotage — que les ouvriers y trouvent, du reste encore à présent, — les habitants indigents ou peu aisés dés hameaux limitrophes recueillaient, dans toute l’étendue de ce beau domaine, des immunités très variées qu’ils ont aujourd’hui en partie perdues, sous l’empire d’une loi d’ordre général.
C’était le droit d’usage au bois mort et au mort-bois, à la glandée pour les porcs, au pâturage pour les bestiaux.

C’était la faculté de ramasser les feuilles pour la litière des vaches, de couper l’herbe qui les nourrissait l’hiver.
Sur certains points, c’était mieux encore : quelques communes, jadis incendiées durant les troubles civils, en défendant bravement la propriété du comté contre les. Bourguignons et les Anglais de Talbot, avaient obtenu le droit de « prendre dans la forêt autant  de bois qu’il leur en fallait pour bâtir, reconstruire et entretenir leurs habitations. »
D’autres habitants, descendus de ceux que les « premiers comtes D’Eu et de Penthièvre, avaient fait émigrer des contrées environnantes pour opérer, au milieu de l’épaisse forêt vierge, ces défrichements d’où sont sorties les communes actuelles de Réalcamp, Saint-Léger, Dancourt, Rieux, etc. Les descendants de ces pionniers avaient obtenu la concession perpétuelle d’un droit de chauffage, c’est-à-dire que, chaque aimée, après recensement des maisons anciennes (n’eussent-elles plus que la pierre de leur premier, âtre), les gardes délivraient aux possesseurs un certain nombre de marques de bons bois, largement calculées pour l’alimentation des foyers. (1). Enfin, les habitants des localités riveraines avaient la permission d’aller, chaque année, ramasser la faine sous les futaies et les lisières des grands hêtres.
Cette graine oléagineuse, plus savoureuse et plus, estimée que celle qu’on tire du pavot blanc (l’œillette) était, dans les années d’abondance, une ressource précieuse pour les pauvres ménages.

(1) Les droits d’usage en forêt pour le chauffage et, plus rarement, pour la construction, ont pu récemment être consacrés de nouveau ; sur justification de titres, en faveur des communes de Réalcamp, Rieux, le Caule, Blangy, Grandcourt, Richemont, Saint-Riquier, Aubermesnil, Eu et Londinières.

Chacun pouvait, en peu de jours, recueillir une quantité de faines suffisante pour la provision d’huile de l’aimée. La récolte faite, plusieurs ménages mettaient en commun leur cueillette et le moulin voisin la transformait aussitôt et à peu de frais en une huile excellente, propre à tous les besoins de la consommation.
Nous avons connu de braves gens qui, mettant chaque matin la clé sous la porte ou la fermant tout simplement au loquet —étaient parvenus,par le travail assidu du père, de la mère et de leurs enfants, à recueillir ainsi dans une saison jusqu’à vingt litres d’huile.

Ils avaient donc presque pour rien, ces corvéables d’un régime si peu connu de nos jours, tous ensemble le toit, le feu, le coucher, la nourriture…
Quelle est l’aumône qui fait plus aisément ce triple bien du travail en famille, de la salubrité et de l’abondance ? Ne vous semble-t-il pas qu’il y avait dans cet usage comme un reflet des temps bibliques, où les chefs de la moisson oubliaient à dessein pour les glaneurs la plus belle gerbe, la gerbe de Dieu !

Il est vrai qu’alors, moissonneurs et glaneurs étaient encore bien rapprochés de leur souche commune. Ils étaient frères. La philanthropie n’avait pas encore donné de nom et de règles à l’aumône.
L’ostentation n’était pas née. La main qui donnait, et celle qui se tendait pour recevoir s’unissaient dans la même prière. Moissonneurs et glaneurs avaient eu le même berceau, ils avaient en même terre promise ; ils devaient dormir dans la même tombe.
Mais ces temps sont loin et ces ressouvenirs historiques paraitront bien graves dans une simple étude de mœurs rustiques.

 

 

Traité des arbres et arbustes, que l’on cultive en pleine terre en France Volume 2
Par Henri-Louis Duhamel Du Monceau · 1804

 

 

Eh bien ! C’est d’une de ces pauvres familles qui récoltaient la faine, glaneurs du champ royal, que nous voulons en ce moment vous parler.
C’était en 183…; la bourgade principale de la vallée, dont les industries antiques — le foulage des draps et la tannerie — avaient fini par disparaître presque entièrement par l’effet d’un de ces déplacements qui ne sont pas rares dans les habitudes du commerce, trouvait quelque compensation à cette décadence imméritée dans les avantages inhérents au voisinage d’une résidence royale.
Le passage fréquent des équipages, les grandes chasses à courre, la présence d’un grand nombre d’employés, de visiteurs et d’étrangers, le protectorat naturel que les besoins de la contrée trouvaient dans ce voisinage de la Cour, toutes ces causes réunies faisaient luire sur la bourgade et les villages environnants une ère de prospérité relative.
Le système de centralisation qui, en France, répand la justice et l’assistance en même temps sur tous les points du territoire, a beau, en effet, être appliqué avec le discernement et l’équité convenables, on ne peut méconnaître que les localités où résident temporairement les chefs du pouvoir sont favorisées d’exceptionnelles satisfactions.

Les habitants du pays dont nous parlons se trouvaient dans ce cas. Que de malheureux secourus à propos ! Que de fils de pauvres familles pourvus d’instruction et d’emplois ! Que de modestes espérances facilement réalisées par la bienfaisance ou le simple désir de popularité de hauts personnages qui, sans le voisinage du souverain, eussent peut-être fermé l’oreille aux requêtes même les plus dignes d’intérêt !

La contrée était donc, en général, prospéré à cette époque. D’ailleurs, son commerce de détail, sa grosse quincaillerie, les restes de son industrie de la tannerie et ses marchés aux chevaux avec leur auxiliaire obligé de cabarets et de cafés, concouraient à assurer l’existence de ses habitants.
Là, en outre, les familles d’ancienne bourgeoisie ou de noblesse ne dédaignaient pas, pour vivre — ce qui est toujours un but très honnête et très noble — d’exercer quelqu’une de ces petites professions qui, partout ailleurs, les eussent fait déroger, mais qui, à B***, étant pratiquées par tous les honnêtes gens, sans distinction d’origine, n’entachaient nullement la considération ni la dignité.

C’est parmi ces déshérités, modestement pliés à leur nouvelle existence, que se rangeait, quoique au bas de l’échelle, une femme de trente-cinq à trente-six ans, qui tenait, avec sa fille aînée, âgée de quinze ans, et d’eux autres enfants, un petit magasin de mercerie.
Le mari, officier qui, disait-on, avait abandonné en Afrique de grandes chances d’avancement pour épouser une des belles-filles du pays de Bray, était mort à B*** en laissant sa veuve presque sans ressources avec cette triple charge.
Marianne Jeandeux avait dû être, en effet, très belle. Elle avait, ce qui vaut mieux, été bien élevé, comme on pouvait le voir encore, après vingt ans de mariage pénible, à un air de dignité qui tenait les commérages à distance, à une politesse réservée quoique obligeante, et à certaines formes de langage, privilège des gens qui ont reçu dans leur jeune âge ou qui ont acquis depuis l’éducation régulière et disciplinée de la famille.

Cependant, malgré sa piété et sa résignation, Marianne était ordinairement silencieuse et paraissait nourrir un fonds de tristesse qui ne s’expliquait que trop par la situation précaire de sa famille.
Le mari tant regretté de cette femme intéressante était originaire d’un pays du Vimeu qui borne la rive droite de la Bresle, vers la mer, le bourg d’Ault ; Marianne était appelée du nom de son mari, Jean, composé avec l’autre, et Jean d’Ault était devenu à la longue Jean deux. Toutefois, en y regardant de près, on eut vu, dans l’acte de décès de l’ancien officier, et non-peut-être sans surprise, cet illustre nom de Jean d’Ault figurer d’une manière officielle, ce qui eût ouvert le champ des conjectures sur la situation ancienne de cette lignée à présent si déchue.
Aucune allusion n’avait jamais été faite à cet égard, et il fallut un concours singulier de circonstances pour qu’il en advînt autrement.
Les produits de la boutique de mercerie étaient minces. Une rigoureuse économie pouvait, seule, permettre à la veuve d’assister chaque dimanche, avec ses enfants, à l’office paroissial, dans un costume décent. La gêne —d’autant plus pénible qu’on se sent plus fier — eut régné sans cesse au sein de ce ménage, sans l’ingénieuse activité de la mère qui ajoutait aux ressources normales, tantôt à l’aide d’ouvrages de lingerie que des personnes généreusement clairvoyantes lui procuraient, tantôt en profitant de la possibilité de renouveler la provision de bois ou de faine par le ramassage en forêt.
Laissant la maison à la garde de sa fille, Marianne n’hésitait pas à user, avec ses deux autres enfants, dès cette bonne fortune ouverte aux plus malheureux. Elle partait de grand matin, choisissait un canton dans le bois le plus rapproché et y demeurait tout le jour jusqu’à ce que sa provision faite, elle pût rentrer le soir, bravement.
Chargée de fagots ou de faine, et ramenant avec elle ses deux marmots, qui ne la quittaient jamais.
C’était pitié de voir ce travail grossier peur un si modique résultat ; cette tâche de paysan accomplie par des mains distinguées ; cette persévérance sans issue !

Il faut dire que tout le monde, à cette moisson quotidienne du pauvre, s’empressait de lui faire une bonne place. Si l’on eût osé, chacun se serait volontiers cotisé pour épargner à la veuve véritable reine de ces réunions rustiques — le pénible labeur de sa tâche.
Les endroits les plus abondants lui étaient réservés. Elle n’avait nul besoin de solliciter : c’était convenu. Les gardes avaient pour elle une bienveillance irraisonnée, mais réelle, une sorte de respect bourru. Le vieux Flamant, le garde-chef, ancien soldat d’Afrique, la terreur des braconniers et des maraudeurs, se distinguait entre tous par sa déférence pour la veuve. Ses enfants trouvaient partout des caresses. On savait évidemment gré à cette femme, en apparence digne d’un sort meilleur, de lutter avec énergie contre la mauvaise fortune, sans jamais laisser voir que ses sacrifices d’amour-propre lui coûtassent.
La Cour, c’est-à-dire les voitures des princes et de leur suite, traversaient quelquefois B*** pour se rendre à Eu ou dans des excursions improvisées. Au premier galop des chevaux de l’escorte ; à l’apparition du courrier galonné qui passait comme l’éclair en criant : le Roi ! Les Princes ! Toute la population était sur pied ; les boutiquiers se mettaient aux portes ; les ouvriers interrompaient leur travail ; une haie de personnes empressées et reconnaissantes se formait sur le parcours et donnait à la principale rue du bourg la physionomie la plus animée.
C’est dans une de ces circonstances que le Prince, arrêté près de l’église, remarqua la figure distinguée d’une femme de haute taille, brune et pâle qui, accompagnée de deux enfants, se tenait à peu de distance, les yeux fixés sur le brillant. Cortège. Il la fit approcher :
— Madame, lui dit-il (les rois ont le coup d’œil juste.), vous êtes de ce pays ?

— Oui, Sire, répondit Marianne en saluant, et voici deux de mes enfants.

— De beaux enfants ! Vous êtes veuve ?…

— D’officier, Sire : Jean d’Ault…

— Comment, d’Ault? d’Ault de *** ?

La réponse fut affirmative, et Marianne, en répondant cette fois, releva haut la tête par un mouvement d’une noblesse respectueuse qui dût compléter les inductions du roi.
Après quelques mots, le roi se tourna vers un fonctionnaire qui était prés de lui et qui prit des notes.
La voiture partait. Le roi salua.

– Bonjour et au revoir, madame ! Dit-il.

Marianne était restée rêveuse, n’entendant pas les félicitations de ses amis qui — chose rare au village comme ailleurs — s’applaudissaient du bien que cette rencontre lui présageait. Bientôt, on la vit se diriger vivement vers sa maison et embrasser sa fille avec chaleur : une pensée de délivrance lui était enfin venue.
Pourtant, il s’écoula quelles semaines sans que la pauvre famille du soldat recueillit les effets, d’abord si probables, de l’entrevue royale : il y a tant de causes d’oubli dans l’atmosphère de ceux qui commandent !

Les ressources se faisaient plus rares. La fille aînée grandissait, en s’attristant et s’étiolant comme une plante oubliée dans l’ombre ; elle se sentait prête à envier les compagnes de son âge qui, moins jolies qu’elle, attiraient exclusivement, par de fraîches toilettes et une gentillesse rehaussée par la notoriété d’une dot, les regards et les politesses des jeunes gens. Les vêtements s’usaient de plus en plus et devenaient haillons ; on avait dû faire argent d’une partie du modeste mobilier.
La mère, à bout d’expédients, était à la veille d’abandonner son magasin de mercerie, dont les cartons épuisés ne se renouvelaient plus. Un jour, on alla même jusqu’à lui proposer d’entrer en domesticité dans un château voisin ; ses enfants devaient généreusement être admis avec elle. Le spectre de la misère était là. Toutefois, cette proposition lui fit monter le, rouge au front ; puis; en regardant ses enfants, elle devint pâle ; des larmes coulèrent sur ses joues amaigries…
Eh bien ! Nous verrons, dit-elle… Tout pour nos enfants ! Jean me le pardonnera.

Ses excursions en forêt furent plus actives, plus laborieuses encore. Elle semblait trouver une sorte de soulagement à épuiser ses forces dans les derniers efforts du travail libre… Quand la faine Manquait, Marianne faisait des fagots de fougère ou de branchages ; des provisions de mousse dont elle tirait quelque argent. Pauvre femme ! On la rencontrait, à la tombée du jour, courbée sous son fardeau, sordidement vêtue, et marchant avec peine dans lés âpres sentiers qui séparent le bourg de la forêt.

Mais ses deux enfants ne souffraient pas encore. Il leur fallait si peu pour rester gai et rose ! C’était sa joie, reléguée pure dans un dernier repli d’amour. Prés d’eux, la souffrance, la boue des chemins, la pluie et la neige du ciel, les défaillances de l’âme étalent vaincues.
Dieu est bon de donner ainsi souvent aux mères ce rayon de soleil qui réchauffe leur calvaire !
Cependant, cette situation, trop tendue allait avoir un terme, et voici ce qui arriva :

Un matin, Marianne était occupée à ramasser la faine sur la haute pelouse qui couronne, à la lisière du bois, les pittoresques habitations de Grande Vallée, de Heurtevent et de Rieux. La journée s’annonçait riante et pure. Les rayons du levant absorbaient, au milieu du fouillis des grands hêtres et des cepées multicolores, ces diamants liquides que la rosée avait suspendus aux feuilles luisantes. Les brouillards de la vallée se fondaient par masses successives, ou s’éloignaient poussés par la brise. Les troupeaux de la ferme voisine montaient vers le canton de pâturage assigné par le garde, et déjà, les premiers rangs s’annonçaient sous les taillis par un joyeux bruit de clochettes.
Tout, à cette heure, dans la solitude aux parfums pénétrants portait l’empreinte profonde d’une harmonieuse tranquillité.
La pauvre mère admirait, ce splendide paysage en suivant de l’œil et de l’âme les ébats des deux enfants occupés insoucieusement a ravager les buissons voisins, remplis de fleurs, de fruits, de chansons… Et d’épines.
Pour elle, quelle différence auprès de la tristesse navrante, des soucis quotidiens de la sombre petite maisons !
Oh ! Pensait-elle, c’ est ici qu’il ferait bon vivres avec mes enfants,sous l’abri bienfaisant de ces grands bois que j’aime, où du moins je peux songer tout à l’aise, en travaillant, à celui que j’ai perdu. Mon cher Jean, lui aussi, aimait ce lieu de promenade, devenu pour moi un but de travail si pénible et si peu productif. Il applaudirait à mon espérance. Une petite maison ici… Oh ! Peu de chose… Une vache avec sa génisse, quelques journaux (1) de terre… Il me semble que ce serait le paradis…

— Maman ! Maman ! Dit un des petits garçons qui accourait essouffler, vois donc ces beaux Messieurs qui montent là, au-dessous. Ils ont laissé leur voiture dans le chemin. Qui est-ce, dis, maman ?

— Je ne sais, cher Enfant… Des promeneurs ; ils sont venus par la route d’Eu…

Les deux personnages atteignaient le sommet de la colline. Arrivés auprès de notre groupe, ils saluèrent. L’un d’eux, un élégant
Jeune homme aux cheveux bruns, à l’œil profond, à la physionomie sérieuse et déjà caractérisée, s’approcha.

— Madame Marianne d’Ault…

— Vous, monseigneur ! Dit-elle en rougissant et en tremblant à la fois d’une soudaine émotion…

— Vous me connaissez ?

— Oh oui, monseigneur. Je vous ai vu très jeune ; il est vrai ; mais Jean me parlait si souvent de vous, de son général ; il dépeignait si bien vos traits…

— Mon pauvre et bon camarade d’enfance et de guerre… Nous nous aimions. Mais il a voulu me quitter, en Afrique, pour se marier… Et vous me l’avez gardé… Pas assez, pourtant, ajouta le prince

(1) Un journal de terre représente 39 ares 50 centiares.

En prenant la main de Marianne… J’arrive, je savais vous trouver ici. Pardon, si je ne me suis pas informé, plus tôt de la digne veuve de mon brave aide-de-camp. Mais la guerre se fait loin d’ici… Vos enfants ?

Marianne les réunit et les lui présenta. — J’ai encore une fille, dit-elle.

— Nous la marierons à un digne officier, comme était son père.

Et vous, Marianne, que désirez-vous ? Mais j’y Songe, cette occupation misérable… Oh ! Venez ! Venez ! …. Commandant, veuillez offrir le bras à Madame d’Ault… Qui s’est cachée longtemps : elle a voulu hériter de la fierté des anciens maîtres de cette terre. Mais j’ai une dette à payer. Nous lui ferons oublier ces tristes jours…

— Monseigneur, dit Marianne, j’ai pris l’habitude de la simplicité… Plus encore. Vous combleriez mes vœux en me permettant de ne pas quitter cette contrée paisible. C’est là que j’ai été heureuse, que je me souviens, que j’aime ce qui me reste de celui qui vous aimait et qui pourtant a sacrifié à ma tendresse une carrière brillante. Tenez, je faisais ce rêve quand vous êtes venu…

Elle lui dit l’impression de soulagement et de bien-être que ce lieu charmant venait de lui donner ; ce songe d’un asile modeste sur la colline forestière.
Ils arrivaient à l’endroit où la voiture s’était arrêtée. Marianne y prit place, avec ses deux enfants, tout éblouis et devenus muets en face du prince et de son aide-de-camp.
Au bout de quelques minutes, on s’arrêta à la porte de la maison de la mercière. Le prince l’y déposa en lui promettant de l’informer bientôt de ce qu’il aurait entrepris, et non sans passer, comme en jouant, au cou du plus fort des bambins, une élégante petite gibeciere de filet arabe, qui sans doute tenait lieu d’aumônière en voyage.

Puis il salua respectueusement la pauvre Marianne, embrassa les enfants sur le seuil de la porte, et repartit à grandes guides.
Un mois après, le prince, accompagné cette fois d’un intendant, vint prendre notre héroïne avec sa famille et les emporta, au grand trop de deux beaux chevaux, à peu de distance de ce même coteau où avait eu lieu la première entrevue.
On avait abattu et défriché sur la lisière du bois une étendue de dix journaux de futaie. Au levant, un joli jardin était clos et planté. Le surplus du champ, labouré, se trouvait prêt à recevoir la semence d’hiver. Dans la partie la plus pittoresque, l’architecte ; un homme de grand talent qui bâtissait des palais, avait ménagé un emplacement gazonné au milieu duquel, entre de jeunes massifs d’arbres florifères, s’élevait un joli pavillon à un étage, flanqué de bâtiments ruraux, disposés pour une petite exploitation.
Avec des pressentiments dont on conçoit le charme, Marianne admirait cette délicieuse résidence.

— N’est-ce pas à peu près votre simple rêve ? Lui dit le prince.

— Oh ! Monseigneur, c’est plus…

— Eh bien ! Le roi m’a permis de le réaliser. Ceci, madame, est à vous. Voici l’acte de concession avec le droit d’usage en forêt… En attendant que vos fils puissent devenir des cultivateurs et des forestiers, le garde du canton, le vieux Flamant, qui vous aime, sera votre gérant. Il est un peu brûlé par le soleil d’Afrique ; mais il s’entend à une exploitation rurale. Soyez heureuse dans cette solitude — Puis que vous l’aimez…

Le petit domaine de Mesnil-d’Ault prospère. Marianne, que le bonheur a rajeunie et rendue meilleure encore, s’il est possible, y rend chaque jour hommage à ses bienfaiteurs ; une partie de ses épargnes est consacrée aux pauvres glaneurs de faine qui trouvent chez elle un accueil hospitalier. Elle n’est pas éloignée du lieu où son mari repose. Les mille mètres de distance qui la séparent de la prochaine église ne l’empêchent pas d’aller pieusement, tous les dimanches, prier sur une tombe chère. Ses enfants sont la fleur du village ; et le bien-être, qui récompense enfin cette famille longtemps éprouvée, n’est pas sans influence morale sur l’énergie des travailleurs sur l’honnêteté des malheureux.

 

J.-A. DE LÉRUE

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